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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

XXIII

Le lundi 13 février, dans le matin clair, Bordeaux semblait une autre ville. Une tiédeur de printemps précoce adoucissait l’air vif, flottait sur les larges rues emplies d’une foule grouillante, sur la courbe majestueuse des quais, la perspective des navires en rade, en partance, croisant dans l’azur leurs vergues et leurs mâts. La Garonne bouillonnait comme de l’or fondu. Un mouvement extraordinaire animait groupes et passans. Hier, au Grand-Théâtre, l’Assemblée souveraine s’était constituée en séance préparatoire ; cet après-midi, le gouvernement de la Défense nationale devait lui remettre, avec ses démissions, le pouvoir. Bordeaux entier était dehors, guettant les figures nouvelles, trottoirs débordans, hôtels envahis. La vaste cité reflétait, en l’amplifiant encore avec son zèle démocratique, l’agitation du pays entier. Tant de passions, d’espoirs, de douleurs, de rancunes, de convoitises !

Poncet, au bras de sa femme, errait comme une âme en peine dans ce brouhaha. Un cruel dépaysement le prenait, à se promener là, désœuvré, en badaud. Il avait cru devoir suivre Gambetta dans sa retraite, était des rares qui entourassent d’une affection sans réserve, comme Ranc, Spuller, Laurier, le tout-puissant de la veille, l’abandonné d’aujourd’hui. Déjà, malgré l’entourage resserré de ces fidèles qui espéraient en lui, malgré les vœux des patriotes, pour qui son nom signifiait toujours énergie et lutte, malgré l’espoir tremblant des Alsaciens et des Lorrains qui, en l’élisant, lui avaient remis la garde de leurs provinces, le vide se faisait ; les défections l’élargissaient chaque jour ; et déjà, forçant le silence de la chute, grondant de partout contre le retrait digne, le mépris hautain du dictateur tombé, s’élevait l’aboi des revendications, des calomnies et de l’injure.

Amèrement, Poncet dit à sa femme :

— Tu verras, Agathe, tu verras !… Gambetta s’est trompé quand il a vu le péril du côté des bonapartistes. Ils ont reçu leur leçon pour longtemps. Ce n’est pas eux qui feront la loi ; c’est la masse des monarchistes, les ruraux, les nobles des petites villes, tous les élus de la veulerie et de la lassitude des campagnes.

Poncet rendait justice à ceux qui, oubliant leurs préférences, étaient en grand nombre héroïquement battus, versant leur