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les arbres encore noirs où la sève montait, affleurant l’écorce prête à crever en petits bourgeons luisans. Le printemps naissait.

Sur le perron, le vieux Germain, laissé pendant l’enterrement pour garder la maison, inspectait de sa main en abat-jour, agitée d’un tremblement sénile, s’il ne voyait pas venir, tout là-bas, au bout de l’avenue des hêtres, la famille. Vite il irait prévenir Madame, restée au chevet de Mme  Eugène, malade de douleur. Les pauvres femmes ! Et la petite Rose qu’il aimait tant, couchée aussi. S’il n’y avait pas de quoi la rendre folle, cette enfant ! Enfin les Prussiens s’en allaient ! Ils avaient quitté Sorgues hier. On respirerait un peu, mais que de malheurs, mon Dieu !… Il s’essuya les yeux et murmura : « Ah ! les voilà ! » Un groupe lointain s’avançait. Des mains gantées de noir poussaient la grille.

En tête, Charles Réal marchait avec son fils Louis, et Gustave. Dans leurs voiles de crêpe suivaient Mme  Poncet et Amélie Du Breuil. Entre elles Marcelle pleurait. Derrière venaient, se tenant par le bras, Frédéric de Nairve et son frère le marin, heureux de s’être retrouvés. Enfin, Poncet et le vieux Du Breuil.

La cérémonie avait été longue. L’abbé Bompin, libéré la veille, avait célébré la messe, messe basse, sans personne pour la servir que le bedeau, sans chant dans l’église déshabituée du culte. Ce qui restait du village s’y pressait ; au banc d’œuvre, Pacaut méconnaissable, vieilli par la terreur, et Massart enrichi et gras. Dans le profond silence coupé de marmottemens latins, des sanglots de femmes faisaient répons : la veuve de Lucache, au premier rang, et, à l’écart, près de l’entrée, une humble forme humiliée, la fille de Fayet, la pauvre Céline. Contre un pilier, on se désignait la figure rasée de La Pipe, qui, après une longue disparition, les Prussiens partis, se remontrait. Au cimetière, on avait de la tombe provisoire retiré les cercueils de Jean Réal et de Marceline, et, avant celui d’Eugène, on les avait descendus dans le caveau de famille. Puis, les cordes retirées, la suprême oraison et les croix d’eau bénite jetées dans la fosse, on avait refermé la porte de bronze sur l’étroite couche où, pour le dernier sommeil, le petit-fils avait rejoint l’aïeul et l’aïeule.

La grille de l’avenue franchie, Charles Réal considéra la longue avenue, et tout au fond le château. Ce domaine qui à présent était le sien, car Gustave et Amélie, en leur religion filiale, n’avaient pas voulu que la terre créée, fécondée par Jean Réal, fût morcelée, en avaient confié les intérêts et la garde au frère aîné,