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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

ce domaine pourtant plein de lui-même lui semblait étranger. Son père, sa mère, son fils… Pouvait-il croire qu’il rentrerait ainsi dans Charmont vide de ces chères vies, dans Charmont encore souillé des traces de l’occupation ? Qui lui aurait dit, l’autre mois, qu’après les vieux, Eugène partirait ? Alors, il ne pensait qu’à se rendre utile jusqu’au bout. Il était en mission, faisait sauter le pont de l’Armançon. Et, le jour où il rentrait, c’était pour mettre son fils en bière. Dans quel état il avait trouvé les femmes ! De quelle horrible amertume leurs embrassemens avaient été mêlés ! C’était miracle si Marie vivait encore ; son désespoir était si grand qu’il ajoutait au leur ; c’était pitié que de la voir. Elle avait failli y laisser la raison. Sans l’enfant, elle eût suivi Eugène. Oui, sans le devoir qui la rattachait à cette frêle espérance, elle se fût tuée. M. Réal mit la main sur l’épaule de Louis ; lui au moins était là ! Comme il eût voulu qu’Henri fût de retour ! Il fallait se serrer tous ensemble. Il unit dans sa douleur celle de sa femme si déchirée, si courageuse. La pensée de cette noble compagne le réconfortait un peu. Il écarta ses craintes pour la santé de Rose, ses troubles nerveux. Des soins…

Louis songeait, à travers un voile de larmes, à la vie à refaire. Il était dorénavant l’aîné. Et cela rehaussait d’une nuance son affection pour ses sœurs, pour Henri. Il leur devait une amitié plus prévoyante. Sa carrière, après de tels bouleversemens, serait modifiée. Il se rapprocherait de Charmont, pensait à entrer dans quelque grande usine de Tours. Sans qu’il s’en. rendit compte, la guerre l’avait mûri, rendu plus sagace, plus raisonnable encore. Il avait vu de près les événemens et les hommes. Quelle époque ! Après son odyssée de Strasbourg, l’armée de la Loire, de l’Est, et Besançon ! Il avait pu en sortir, rétabli, une fois les préliminaires ratifiés par l’Assemblée. Ils étaient là dedans des milliers de malades. Beaucoup n’auraient pas sa chance. Comme il s’en était fallu de peu qu’Henri y restât ! Dire qu’ils avaient fait toute cette campagne, séjourné parfois dans les mêmes villes sans se douter qu’ils étaient aussi près l’un de l’autre ! Son oncle Du Breuil lui avait raconté l’histoire d’Henri, perdu dans les convois, retrouvé à la Lisaine, reperdu dans la retraite. Heureusement il avait, en arrivant hier, trouvé des lettres du petit, qui ne savait rien, ni du drame de Charmont, ni de la fin d’Eugène. Et Louis songeait à ce contraste pénible. Là-bas, Henri, insouciant avec sa fougue de jeunesse, ne pensant qu’à bien vivre, à s’amuser,