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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

rades. Voilà son Excellence le général de Roon qui arrive. La cérémonie commencera bientôt.

Brillans, les regards se tournaient, avec une joie recueillie, vers celui qui voyait pour tous. C’était un beau jour, dont ils sentaient toute la grandeur. Il y avait là deux Prussiens et un Bavarois. Le marin souffrait de leur silence expressif, et de cette voix dont, à travers les rauques syllabes étrangères, il comprenait le triomphe.

— Von Dümpfel m’a promis de venir nous raconter tout, murmura l’un des Prussiens, dont les traits lourds lui étaient antipathiques. Et tandis que le colonel énumérait au passage les personnages de marque, et que le Bavarois souriait avec douceur, Georges, de sa couche, contemplait les initiales sculptées dans la pierre, l’entrelacs des L sous la couronne royale. Quel soufflet à la nation abattue que la consécration de l’empereur d’Allemagne dans le palais des rois de France ! Quelle humiliation que le martèlement de toutes ces bottes éperonnées sur les pavés de la vieille ville monarchique. Ce Versailles, dont la magnificence avait ébloui l’Europe, au point que jusqu’au plus petit prince allemand, tous les souverains en avaient copié l’ordonnance pompeuse et les jardins plats, ce Versailles, foyer doré de la splendeur et du génie français, et où avant la guerre il avait promené, dans les vastes avenues désertes, dans la majesté du parc mélancoliques, sa rêverie hantée des fastes du passé, il se l’imaginait, tel que le lui évoquaient les détails du Moniteur, grouillant des mille uniformes des divers états-majors, du va-et-vient des troupes qui accompagnaient, avec une suite de fonctionnaires, le Grand Quartier Général des princes alliés et du roi. Les services du ministère de la Guerre et de la Chancellerie achevaient d’en faire une cité prussienne ; de la rue de Provence, de la rue Neuve où habitaient Bismarck, de Moltke, partaient sans relâche les ordres qui, faisant mouvoir généraux et préfets, garrottaient le pays conquis. Guillaume demeurait à la préfecture. Les trottoirs résonnaient du traînement des sabres ; un fleuve de bière coulait dans les cafés, moussait aux larges chopes. Une seconde population, aux exigences impérieuses, avait envahi les maisons particulières ; l’Hôtel des Réservoirs faisait fortune. Sur tous les murs étaient placardées des affiches allemandes. Certains négocians tenaient l’oie de Poméranie, le bœuf fumé de Hambourg, un assortiment de pipes berlinoises. Le marin, à qui le temps n’avait