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en plus vivre en moi, et je dois vivre en elle. Ce n’est que dans son souvenir que je me sens véritablement heureux.

25-38. — Aujourd’hui, viril et sage. Le matin, lu Meister. Beaucoup pensé à Sophie, bravement et librement. Le soir, j’ai eu une très vive impression de sa mort.

3 mai, 46. — Aujourd’hui, j’ai pris plaisir à causer avec le chef du district : et, en conséquence, je n’ai vu mes chères images, ce soir, que dans le lointain, et n’ai pu étreindre mes chères pensées.

4-47. — Je me refroidis, avec une tendance à retomber dans l’état de la vie quotidienne. La société m’est funeste. Efforce-toi seulement vers la réflexion du permanent, et vers l’état où elle t’élève ! Oh ! pourquoi suis-je si peu capable de me maintenir haut ?

5-48. — Ce soir, j’ai eu une vision très vive de Sophie, en profil, près de moi sur le canapé, avec sa cravate verte. Mais je constate avec effroi que, pour la voir nettement, j’ai besoin de l’évoquer dans des situations et des vêtemens caractéristiques. Plus tard, pourtant, j’ai pensé à elle très intimement.

7-50. — Ce matin, j’ai eu une folle peur de devenir malade. Je ne puis toujours pas m’habituer entièrement à ma résolution. Si ferme qu’elle soit, elle m’est trop lointaine, comme étrangère : et cela me rend furieux contre moi-même.

10-53. — J’ai cueilli aujourd’hui des fleurs sur sa tombe. J’ai pleuré, mais je suis resté froid. Le soir, je suis allé pleurer dans le jardin.

18-61. — Je dois persister toute ma vie à ne vivre que pour elle. Ni moi, ni personne autre ne doit compter pour moi. Elle est la plus haute, l’unique. Ah ! si je pouvais, à chaque instant, me rendre digne d’elle ! Mon objet doit être de tout rapporter à son souvenir.

20-63. — Sur son tombeau j’ai beaucoup pensé à elle, mais sans être ému. Ce soir, en revanche, j’ai profondément senti l’horreur de sa mort, ma solitude, ce que j’ai perdu en la perdant. Sans elle il n’y a pour moi rien de réel au monde.

26-65. — À mesure que s’apaise la douleur sensuelle, grandit en moi le deuil de l’àme, s’élève une sorte de désespoir tranquille. Le monde me devient sans cesse plus étranger, les choses autour de moi plus indifférentes. Et d’autant plus il fait clair autour de moi et en moi.

14 juin, 88. — Je m’occupe trop peu d’elle : de là tout mon malaise.

15-89. — Sans elle, que me resterait-il ? Jamais je n’oublierai le moment où, à neuf heures du matin, le 21 mars, j’ai lu la lettre d’Antoine avec ces terribles paroles : « Notre défunte Sophie. » Dieu tout-puissant ! comment puis-je, après cela, me sentir si souvent froid et distrait ?

III


Ainsi Novalis, pendant de longs mois, vécut plongé dans le souvenir de sa fiancée morte. Et, quand enfin il s’éveilla de ce rêve funèbre, un profond changement s’était produit en lui. L’amour et la douleur avaient fait de lui un poète.