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avait descendu quelques tablettes, un admirateur de son mari lui ayant fait don d’un kilo. Aux protestations de Martial, elle avait insisté avec bonté : elle en aurait toujours assez maintenant ; le siège ne durerait guère… Seuls, Martial et Nini s’embrassaient de toute leur âme. Elle avait eu bien peur cette fois, blottie sous les couvertures depuis son départ, suant la fièvre. Elle serait morte de chagrin, sans les visites de la bonne Mme Thévenat. Un sourire bien vague éclairait ses joues décolorées, toute sa faible personne. Martial s’enquit : « Qu’est-ce qu’elle avait mangé ? » Elle eut une moue, montra dans un plat un morceau de morue, et sur la table un bloc de pain couleur d’ardoise… — « Encore, c’est la mère Louchard qui a eu la gentillesse de toucher ça avec mon bon !… » Elle frissonnait en pensant à la corvée évitée, aux queues interminables dans l’aube glaciale, à la porte des boutiques. C’est là qu’elle avait pris mal. Martial palpait et flairait la boule de mastic épais. « Ça, du pain ! Je parie qu’il n’y a pas un atome de farine ! » Il examinait curieusement ce mélange de son, de paille hachée, de fécule, d’amidon et de vesces. « Et, tu sais, dit Nini, depuis ce matin le rationnement ! 300 grammes par tête. Tout le quartier est en émoi. Comment veux-tu nourrir un homme avec ça ?… — Crois-tu, ajouta-t-elle, cet affreux bonhomme du second, le fermier, m’a fait offrir des côtelettes de son chien ! Il a tué Pataud, l’a débité par tout petits morceaux, pour en avoir plus cher. Quel sauvage ! Non, jamais, je n’aurais mangé de cette pauvre bête !… »

Mais des coups à la porte les tiraient de leur engourdissement. Dépeignée, hors d’elle. Mme Louchard, en jupe et savates, parut. L’hydropique était dans tous ses états. Pas de Louchard depuis ce matin. Bien sûr, il avait été tué. Et, attestant Martial : — N’est-ce pas qu’il serait déjà revenu ? Des gens de son bataillon sont rentrés, rue Gay-Lussac, et n’ont rien pu dire…

Ils la rassuraient de leur mieux. Martial riait en dedans : Louchard héroïque ? C’était invraisemblable. Mais, tragiquement, la concierge levait les bras au ciel, sanglotait, partait. Il se leva mal reposé. Le brouillard obscurcissait l’atelier. Les jours les plus mornes commençaient. Nini essaya de reprendre son ménage, mais un étourdissement la couchait de nouveau. Elle ne voulut pas manger, malgré les supplications de Martial. Il connut une fois de plus la nausée des repas ; l’horreur d’apaiser sa faim avec ce qui répugne.