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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Des cris l’attirèrent au dehors. C’était Mme Louchard qui, à la vue de son mari, ramené en triomphe par quelques badauds, avait une attaque de nerfs. Des commères la rappelaient à elle. Louchard, modeste, remerciait son escorte. Le bras en écharpe, visage tiré, il poussait des soupirs à chaque mouvement. Il raconta que les citoyens l’avaient entouré avenue de Neuilly, sortant de la maison où depuis l’avant-veille il avait été soigné. Maintenant il allait pouvoir se reposer, panser sa glorieuse blessure. Pathétique, sa femme voulait défaire les bandes, voir… À Martial qui, sceptique, s’informait, il jeta de la loge, où l’entraînait Mme Louchard : — Un éclat d’obus !

Il voulait dire un éclat de bois dont, bien loin du champ de bataille et de son régiment, à l’abri dans les caves d’une épicerie de Clichy-la-Garenne, il s’était déchiré le poignet, en voulant défoncer un tonneau de lard. S’il n’avait pas reparu plus tôt, c’est qu’il avait copieusement arrosé sa plaie, avec quelques bons zigs, chez divers marchands de vin. À force de raconter la légende de l’obus : « Je le vois arriver, je me jette devant un capitaine… » il y croyait presque. Dans le quartier, le bruit de son héroïsme s’était répandu : « Il avait eu un bras emporté, en voulant sauver un colonel ! » On venait aux nouvelles.

Martial se mêlait au bavardage d’un groupe, qui, au coin du boulevard Saint-Michel, discutait. C’étaient des plaintes sur la ration de pain insuffisante, sur des étalages où les poulets pour riches insultaient à la misère publique. On disait que Trochu allait être remplacé. La situation était intenable ; une émeute chauffait. On se montra une escouade allant renforcer le poste de la mairie… Cette fois le rappel pouvait battre ! Martial n’irait plus sauver le gouvernement. Fichtre non !…

Nuit de rêves morbides, oppressés par le sentiment de l’irrémédiable, de la fin. Le lendemain, Martial montait chez Thévenat, les journaux à la main. Les événemens se précipitaient. Le remplacement de Trochu par Vinoy à la tête de l’armée était officiel. Une bande avait forcé Mazas, délivré les prisonniers du 31 octobre, Flourens en tête. Sur le palier du troisième, Martial se cogna contre Mme Delourmel, qui, tenant un gros paquet de linge, refermait la porte de son appartement. Elle avait un teint de papier mâché, sous les boucles noires, les yeux rougis. Son mari avait reçu une balle au côté, dans le parc de Buzenval. Martial revit l’honnête figure exaltée du rentier jadis si placide,