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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

le vieillard suivit, à travers les hêtres, le groupe décroissant des raides silhouettes. Quand elles tournèrent, après la grille, il les menaça de son bras tendu : — Bandits ! J’en tuerai un !

Dès lors, il sembla avoir retrouvé toute son activité. Il allait et venait d’un pas de jeune homme. Autant il s’était montré sombre, autant à table il était gai, son équilibre repris, plaisantant même avec sa malice d’autrefois. Seulement, il allait plus fréquemment au village, entrait chez Fayet, chez Lucache, et tous trois avaient de longs conciliabules. On le vit au château prendre à part deux ou trois des plus vieux vignerons, leur parler avec animation ; ils secouaient tristement la tête.

Jean Réal avait son plan. On ne pouvait songer à galvaniser ce village inerte. À peine si, parmi ses serviteurs, un seul qui avait servi en Afrique consentait à risquer sa peau. Mais à quatre, résolus, il y avait moyen d’en descendre ! On s’en irait à la nuit, en gagnerait les bois. À l’endroit où la route nationale coupe la route de Sorgues, près de la Croix-de-Pierre, il y avait de fréquens passages de détachemens et de patrouilles. On s’embusquerait dans le taillis, à l’affût, et ensuite, par des petits sentiers, rien de plus facile que de s’échapper. Réal n’avait pas eu de peine à convaincre Lucache. L’instituteur, esprit tout d’une pièce et qui ne se consolait pas d’être inutile, sautait sur l’occasion, par patriotisme de républicain exalté, dégoût des Pacaut, Massart et Cie. Tirer le Prussien était son souhait unique, surtout depuis qu’il avait été menacé de prison, pris à la gorge par un Poméranien. Pour Fayet, il ne s’était pas décidé sans réflexions : on jouait gros. Pris, fusillé. Et puis sa tranquillité, Céline… D’ailleurs, qu’est-ce qu’on changerait ?… Mais le vieux soldat répliquait en lui : Quatre Prussiens de moins, c’est toujours ça ! Et puis, il n’y avait qu’à détaler à temps, ni vu ni connu. L’attrait d’un bon coup, ses passions de braconnier achevaient de le lier au complot. Et puis, du moment que M. Réal donnait l’exemple…, le troupier d’Inkermann avait une vénération pour le grand propriétaire, l’ancien de Waterloo.

La veille du jour choisi, Lucache et Fayet vinrent au château à la nuit close. Avec La Pipe, le vigneron, — on ne le connaissait que sous ce sobriquet, dû au brûle-gueule vissé sous sa moustache grise, — les quatre hommes s’enfermaient dans les caves. À la lueur d’une lanterne ils recherchaient, démasquaient un caveau muré de pierres sèches, derrière des fagots ; c’était là que les