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jusqu’aux lacs, pour y attendre le fameux signal. La première fois, on vint dire, vers le milieu de la nuit, au général de Ladmirault, que le coup était manqué et qu’il fallait rentrer. La seconde, — car on répéta deux fois cette folle expédition, — on n’eut besoin de rien dire : notre camarade Bassac fut chargé d’aller en avant donner, près du rempart, le coup de sifflet qui devait prévenir les conjurés : il le donna, et il fut si bien entendu qu’une volée de mitraille y répondit aussitôt, venant s’abattre tout autour de nous. On rentra encore : et, pour rentrer, il fallait repasser les ponts, en de longues et interminables colonnes ; ce n’était que fort tard dans la matinée qu’on ramenait à leurs cantonnemens les soldats épuisés, mécontens et maugréant contre M. Thiers. Mais je ne me souviens pas d’avoir vu, dans aucune de ces épreuves, le général perdre un instant son calme sang-froid.

Quand vint enfin la dernière et tragique semaine, il y fit un appel suprême, et ceux qui le virent de près, pendant ces hideuses journées, apprirent de lui, comment, dans l’accomplissement de la plus redoutable mission, l’énergie peut s’accorder avec la modération. Si d’autres, et M. Thiers lui-même, avaient compris, comme le général, l’œuvre terrible à laquelle les condamnait la nécessaire répression de la Commune vaincue, peut-être n’eût-elle pas laissé derrière elle ce sillon de haines inassouvies qui, après trente ans, creuse encore parmi nous sa trace profonde et menaçante. Le caractère complexe de l’insurrection parisienne l’avait frappé : les renseignemens que, chaque jour, nous apportaient à Rueil nos agens d’information lui en montraient les multiples caractères. Derrière les chefs, les responsables et les criminels, il discernait, dans cette foule de combattans, les inconsciens et les égarés, les misérables à qui la garde nationale donnait le pain quotidien, les illusionnés, aussi, — car il y en eut, — qui croyaient à leur bon droit ! Un jour, aux avant-postes de Courbevoie, comme nous croisions des soldats qui portaient un homme ensanglanté, le général s’arrêta, s’informa : « Mon général, c’est un insurgé, » dirent les troupiers ; alors, ce cadavre vivant, se soulevant sur sa civière, tendit vers nous son bras nu et, le regard fixe, d’une voix éteinte, prononça : « Les insurgés, c’est vous ! » Le convoi s’éloigna, mais la vision demeura dans nos âmes. Entre ces révoltés et la société légale, dont nous étions les défenseurs, l’abîme nous parut sans fond. Comment serait-il comblé ?

A l’heure où, au lever du jour, ayant passé la nuit en marche,