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sa faiblesse. Lisez, par exemple, dans la partition de Caccini, le récit de Dafne nunzia, de Daphné messagère de l’accident d’Eurydice et de sa mort. « Dans le riant bocage, parmi les fleurs qu’arrose le ruisseau, ta belle épouse jouait avec ses compagnes, etc.[1]. » La scène, charmante en poésie, ne l’est pas moins en musique, mais elle n’est que charmante. Rien ne vient l’agiter, ni l’assombrir, et le récit, qui devrait être funeste, demeure jusqu’à la fin gracieux comme les fleurs et coulant comme le ruisseau[2].

Une ou deux fois, cependant, beaucoup d’émotion se condense en peu de notes. Bien déclamée, la plainte d’Orphée apprenant le trépas d’Eurydice nous attendrirait encore aujourd’hui. Elle éveille en nous des souvenirs, elle impose des comparaisons. Elle nous rappelle tout ce que provoque et déchaîne dans la musique moderne l’annonce ou la présence de la mort. Sans même parler des effusions ou des explosions prodigieuses de Wagner, sans évoquer Iseult ou Brunhilde devant le cadavre de Tristan ou le bûcher de Siegfried, songeons aux quelques mesures de Faust : Oh ! calamité ! qui suivent la funèbre communication de Méphistophélès à la voisine : Votre mari, madame, est mort et vous salue. Il ne s’agit ici que d’une mort faussement accompagnée et qui, fût-elle véritable, n’aurait aucune importance. À ce mot seul pourtant, quelle gravité, quel deuil partout se répand et quelle épouvante même ! Que sera-ce ailleurs pour la vraie mort : pour celle d’un père, comme le Commandeur ? pour celle d’une épouse, de cette même Eurydice, lorsque, moins de deux siècles après, l’Orphée de Péri ou de Caccini, c’est l’Orphée de Gluck qui la pleurera ! Mais ici qu’est-ce donc ? Peu de chose, et déjà quelque chose de grand. Des notes en petit nombre, mais choisies, mais efficaces. Pas d’emportement, ni de violence ; pas une croche, pas une valeur pointée, rien qui brise ou hâte seulement l’éternel récitatif. C’est une ligne presque horizontale ; c’est le pâle et vague sourire des figures d’Egine. Comme la draperie droite et qui ne trahit pas le corps, la musique, encore raide, accuse à peine l’âme. Nous assistons véritablement à la naissance du drame musical. Pour nous, toute la musique de théâtre est en deçà d’une pareille esquisse ; nous ne pouvons rien imaginer

  1. Caccini, Euridice. Édition Robert Eitner, p. 56.
  2. « La force a souvent manqué à Florence ; jamais la grâce. » (M. Romain Rolland, op, cit.)