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circonstances, les qualités des tyrans de la Renaissance italienne, les Médicis ou les Farnèse. Ils sont, comme eux, et pour 80 millions d’êtres humains, un objet d’émulation autant ou plus que d’envie. On leur pardonne d’ailleurs leurs millions comme ayant autant de chances de les perdre qu’ils en ont eues de les acquérir. Dans la chronique de la vie d’outre-mer, leurs pertes ou leurs gains intéressent et passionnent l’opinion publique à l’égal d’un roman-feuilleton, mais d’un roman-feuilleton qui ne finirait point, qui n’aurait point de « dénouement, » qui recommencerait toujours, à l’instar de ceux du vieux Dumas. On croyait qu’Aramis et Porthos étaient morts, on les avait enterrés, et point du tout, voici que du fond de leur tombe ils se relèvent, et on s’aperçoit qu’en les tuant, le romancier, par des moyens qu’il n’avait pas dits, avait eu l’art de leur conserver une chance de vie. On s’émerveille et on applaudit. Pareillement les milliardaires. Ils étaient engagés dans deux, trois, quatre, dix entreprises gigantesques, et elles s’effondrent ! mais il y en avait une onzième, qu’on ne connaissait point, et, du milieu de la ruine des autres, la voici, tout d’un coup, qui s’élève, et elle est la plus fructueuse ! Comment l’imagination populaire en voudrait-elle aux hommes qui lui ont procuré le plaisir de semblables surprises ? Si les « milliardaires » américains sont l’objet de l’admiration de l’âme américaine, il y en a, comme on voit, des raisons de plus d’une sorte ; et pourtant n’avons-nous rien dit de l’usage en général très noble qu’ils font de leur fortune.

C’est encore ce que M. Edmond de Nevers fait justement observer. « La vanité, dit-il, a rarement la plus grande part dans les motifs qui inspirent les donations ou les legs dont bénéficie le public. Les possesseurs de ces fortunes, en général si facilement conquises, se sentent reconnaissans envers la terre et les institutions qui leur ont été si favorables : ils tiennent à rendre au pays un peu de ce qu’il leur a donné. » Ne pourrait-on pas ajouter qu’autant que de leurs dons l’opinion publique leur sait gré de la manière dont ils les font ? Ce sont quelquefois des hôpitaux ou des asiles qu’ils fondent, mais ce sont plus souvent des bibliothèques, des écoles, des collèges, quand ce n’est pas, comme le vieux Johns Hopkins, des Universités « tout entières. » Il ne leur en coûte alors, au bas mot, qu’une vingtaine de millions. En vérité, ne sont-ce pas là de « bons rois, » comme le dit M. Edmond de Nevers ! et de vrais rois constitutionnels, « qui règnent et