Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/732

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
728
REVUE DES DEUX MONDES.

propre à de pareilles minutes, elle entendit à travers les murs le roulement de la voiture qui annonçait le retour de son messager. Elle n’eut pas l’empire sur ses nerfs que son vieil ami avait eu, lui, pour la recevoir, et ce fut avec un visage fou d’anxiété qu’elle se précipita sur lui, quand il entra dans la pièce :

— Eh bien ! s’écria-t-elle, vous l’avez vu ? Que vous a-t-il dit ?… Et elle dévorait des yeux cette physionomie, qu’elle connaissait si bien, pour y déchiffrer la vérité. Elle eut comme un coup au cœur à rencontrer un regard atone, des traits tendus et immobiles, une bouche serrée, la face enfin d’un homme qui s’est composé un masque derrière lequel il est impossible de rien lire, sinon la conscience d’une extrême responsabilité dans une crise extrêmement sérieuse. Que signifiait cette gravité ? Pourquoi d’Andiguier était-il parti, remué, ouvert, vibrant à son unisson, et revenait-il comme fermé, comme noué ? Pourquoi avait-il dans la voix, en répondant à sa question, cette espèce de lenteur surveillée d’un homme qui pèse chacun de ses mots ? Ce ne fut qu’une nuance, mais Éveline, comme elle l’avait dit, avait l’âme trop blessée pour que la plus légère impression ne lui fît pas mal, et elle écoutait son confident lui raconter ainsi sa visite :

— Oui, je l’ai vu, et il ne m’a rien dit de bien différent de tout ce qu’il t’a dit à toi-même… Mais sois calme, d’abord. Sinon, je ne pourrai pas te parler comme je dois te parler, en détail… Je suis donc arrivé. Il m’attendait. Ne te voyant pas rentrer, il avait pensé que tu étais venue chez moi… Il prétend qu’il t’a dit la vérité à Naples, qu’il souffre de passages d’idées noires, durant lesquels toute conversation lui est très pénible. C’est l’effort pour te cacher ces passages qui aurait causé tous vos malentendus… Quant à la scène de cette nuit, il continue à affirmer qu’il avait simplement de l’insomnie, et qu’il la trompait en réglant des lettres d’affaires. Le pistolet, il le chargeait, comme il te l’a dit, pour ne pas l’oublier, s’il sortait le lendemain soir. Il ajoute qu’il t’a donné sa parole de ne pas attenter à ses jours, tout naturellement, parce que tu la lui demandais, et sans que cela signifie en aucune façon qu’il a voulu y attenter auparavant… Il désire que tu rentres maintenant et que vous ne parliez pas des événemens de cette nuit, afin que vous puissiez reprendre votre tranquillité tous les deux, et, comme tu m’as promis de m’obéir, tu te le rappelles, tu te conformeras à ce désir, qui est aussi le mien. Est-ce promis ?