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je ne sais pas s’ils ne m’ont pas espionné, s’ils n’ont pas surpris mon secret. Ces idées, je ne les avais pas eues auparavant. Je les ai eues, dans ces momens que je croyais les derniers. J’ai dû prévoir le cas où Éveline apprendrait ce que vous trouverez consigné ici, — et il frappa de la main l’enveloppe. — Je n’ai pas supporté la pensée qu’elle pût me juger ainsi quelque jour sur le fait brutal, sans avoir connu par quelles luttes j’ai passé, sans m’avoir compris. Voilà pourquoi, durant ces longues nuits d’insomnie, j’ai déchiré, de mon journal, — j’en ai toujours tenu un, j’ai été si seul ! — une soixantaine de feuillets qui correspondent aux deux périodes critiques de mon existence, avant mon mariage et après. Je les ai classés et mis à la suite. C’est toute mon histoire, telle que je l’ai vécue et que je l’ai sentie. Ce travail fait, j’ai voulu me garder une chance qu’Éveline ignorât toujours tant de misères. J’ai voulu, si tout devait lui être révélé, qu’il y eût, entre elle et l’horrible chose, un intermédiaire de dévouement, d’intelligence, de tendresse, pour lui adoucir le coup. J’avais pensé à vous, monsieur d’Andiguier. C’est la mission dont mon billet vous demandait de vous charger… Maintenant que je veux quand même essayer de vivre, je vous répète que, seul, je ne peux pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, quelqu’un qui me soutienne, à qui je puisse parler. C’était aussi de silence que je mourais. J’en étouffais… Accepterez-vous d’être cet appui pour moi à cause d’Éveline ? Je n’en suis pas sûr. Si quelqu’un peut me comprendre pourtant, me comprendre et me plaindre, c’est vous… Ne soyez pas étonné de ce langage. Il s’éclairera pour vous, quand vous aurez lu ces pages. Emportez-les. Ce que vous me direz de faire, après en avoir pris connaissance, je le ferai… Je vous demande seulement qu’à tout prix, Éveline ne sache rien, à l’heure présente, de ce que je viens de vous dire, ni que vous avez ces papiers. Après cette lecture, vous agirez, à cet égard, comme vous jugerez devoir agir… Pour le moment, vous lui direz que je vous ai répondu comme à elle, et que vous ne savez rien de plus. Aujourd’hui, je suis sûr que je ne traverserai plus de crise et que je pourrai lui être bienfaisant. De ne plus être seul à porter ce poids sur mon cœur va le permettre. Je vous en prie, ne m’interrogez pas davantage, et laissez-moi vous serrer la main… C’est peut-être pour la dernière fois… Oui, avait-il conclu, avec une expression plus découragée encore, qui sait si vous voudrez me revoir ensuite ?…