Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/756

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
752
REVUE DES DEUX MONDES.

révolte presque insupportable contre l’idée de ce mariage. C’était la ressemblance qui me faisait substituer irrésistiblement mon ancienne amie à sa fille, et sentir un peu à propos de celle-ci comme j’aurais senti à propos de l’autre, — une ressemblance, quelle folie ! dont je n’étais même pas absolument sûr ! Il arrive si souvent qu’au passage, et dans un coup d’œil qui saisit seulement l’ensemble, on aperçoit une identité entre deux physionomies, puis on reconnaît que c’était, comme dit le langage commun, l’air de famille, — un air en effet, une fugitive apparence, où l’analyse distingue surtout des dissemblances. Allais-je avoir tout de suite l’occasion de vérifier si c’était le cas pour la fille d’Antoinette ? La reverrais-je dès aujourd’hui ? À mesure que l’après-midi s’avançait, et comme notre voiture retournait du côté d’Hyères, ce désir de me retrouver en face d’elle finit par absorber toutes mes pensées. Éprouverais-je de nouveau ce coup au cœur qui m’avait, tout à l’heure, bouleversé d’une émotion si étrange ? Quand nous arrivâmes devant l’hôtel des Vertaubanne, cet état anxieux fut porté soudain à son comble. Plusieurs landaus stationnaient devant le perron de la maison. René de Montchal reconnut celui de la comtesse Muriel :

— Quelle chance ! dit-il : Éveline Duvernay va être là.

Elle y était en effet, et au premier regard je ne vis qu’elle, dans ce salon qu’emplissait une quinzaine de visiteurs. Les domestiques n’avaient pas encore apporté les lampes, et le jour commençait à répandre dans cette pièce, toute meublée d’antiques fauteuils et d’énormes bahuts en noyer sculpté, ces teintes neutres, si spéciales au Midi, lorsque le soleil se retire et qu’il se fait comme un brusque passage d’une lumière presque aveuglante à une lumière presque amortie. Cette clarté décolorée convenait trop bien à la sensation que je venais chercher là, et que je retrouvai aussitôt, mais plus pénétrante, plus intense que sur le chemin du bois. Par bonheur, Éveline était assise quand j’entrai dans le cercle formé, autour de la cheminée, par la maîtresse de la maison et deux autres dames dont le nom m’échappe, en sorte que je lui fus présenté dès les premières minutes, et que je pus me placer presque en face d’elle. Le petit de Montchal, lui, avait hardiment pris une chaise qu’il était venu mettre à côté du fauteuil de la jeune fille. La manière dont fut accueilli cet empressement me prouva tout de suite que ce mariage, dont il nourrit