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LE FANTÔME.

l’absurde projet, n’a guère de chance d’avoir lieu. Éveline ne s’intéresse à lui d’aucune façon, c’est bien évident. Mais s’intéresse-t-elle à quelqu’un ? Que veut-elle ? Que sent-elle ? Que pense-t-elle ? Qui est-elle ? Pendant la demi-heure qu’a duré cette visite, je ne me suis pas posé ces questions qui me viennent maintenant. Je n’ai été occupé qu’à détailler sa personne, en essayant de ne pas trop perdre le fil de la conversation. Par bonheur encore, la maigre et loquace Mlle  de Vertaubanne est une Marseillaise exubérante qui fait volontiers, à elle seule, les demandes et les réponses, en sorte que causer avec elle se réduit à l’écouter ou à en avoir l’air. J’eus donc tout le loisir d’étudier la physionomie de la jeune fille et d’y démêler les lignes du visage de mon fantôme, comme, dans une copie faite de mémoire, on démêle le dessin de l’original, Antoinette, mon Antoinette du moins, celle que j’ai connue et qui avait vécu, qui avait souffert, était plus pâle. Son teint n’avait pas l’éclat rosé, le velouté d’adolescence de ce teint-ci. Mais que c’est bien le même sang de blonde, ce sang qui, à la moindre rougeur, éclaire tout le visage d’un flot profond et transparent ! Antoinette avait autour des yeux un halo de lassitude qui ne se retrouve pas sur les paupières si fraîches d’Éveline. Mais que c’est bien le même regard, ces mêmes prunelles bleues, à la fois si douces et si impénétrables, ce je ne sais quoi de caressant et de farouche, de trop sensible et de si volontaire ! Antoinette n’avait pas, n’avait plus ce rire enfantin et sans arrière-pensée. Mais que c’est bien la même bouche, renflée et ourlée, avec ce pli au coin des lèvres qui décèle une inconsciente amertume, une sensibilité toujours contenue et trop aisément froissée ! Les joues d’Antoinette étaient plus amincies, plus creusées, mais elle avait la même fossette, là, à gauche, et la même construction nettement dessinée du menton. Éveline a aussi de sa mère le front réfléchi, la finesse du nez, la nuance des cheveux, la taille, les mains et les pieds, et, dans tout l’être, ce quelque chose de frémissant et de fermé, de passionné et de dominé, qui était la caractéristique d’Antoinette. La voix, chez celle-ci, est un peu différente, plus claire dans les notes hautes, moins étouffée dans les notes basses. Mais que c’est bien la même manière de la poser, calmement, également, sans aucun à-coup d’impulsion ! Elle ne s’est pas assez mêlée à l’entretien général pour que je lui aie entendu dire quoi que ce soit que je puisse noter ici. À vrai dire, chaque fois qu’elle a parlé, j’ai moins