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LE FANTÔME.

elle n’était pas cet être, que, malgré tout, son innocence rend sacré, une jeune fille, — une jeune fille, une âme de pureté qui a sa vie entière devant elle, dont on risque de gâter toute la destinée, avec une seule parole, — une âme sans défense, et dont il est si honteux, si lâche d’abuser ! Déjà ce que j’ai fait aujourd’hui est bien criminel !… À la suite de l’entretien d’avant-hier, j’avais réfléchi sérieusement, longuement. J’avais pris, avec le ferme propos de n’y point manquer, la résolution que commandent la prudence et l’honneur. Il m’a été impossible de la tenir. J’avais raisonné : — Quand même Montchal n’aurait fait que me rapporter des propos de salon, je devrais déjà m’en aller, par délicatesse et pour épargner toute calomnie à la réputation de cette enfant, et, si ce ne sont pas seulement des propos de salon, si elle a commencé de s’intéresser à moi, ce devoir de partir est bien plus impérieux encore… Ces « si » n’étaient pas sincères. Je savais tellement que Montchal avait dit vrai. Sa révélation avait du coup fait lumière en moi. N’était-ce pas une révélation aussi, et non moins indiscutable, cette chaleur que la certitude d’être aimé mettait dans tout mon sang, cette vitalité soudain renouvelée, presque cette joie dont j’étais rempli même dans mon épouvante ? Mais cette seconde vérité, la vérité sur mon propre cœur, c’est aujourd’hui seulement que j’ose me l’avouer. Je m’en étais tenu, hier, à ce qui touchait Éveline. Je m’étais dit encore : — Pour que ce départ soit efficace dans les deux cas, pour couper court à la fois à ces commérages certains et à ses sentimens possibles, il faut avoir le courage de m’en aller sans la revoir. C’est si facile ! Je n’ai qu’à prétexter un rappel soudain à Nice. J’envoie à sa tante un billet d’excuse de n’avoir pu prendre congé d’elle. Arrivé à Nice, je n’écris plus. Dans un mois, les gens d’Hyères m’auront oublié, et elle aussi… Après une longue lutte intérieure, l’évidence du devoir l’avait emporté. Je m’étais rangé à cette décision du départ sans adieu. J’avais dit à mon valet de chambre de tout préparer, demandé ma note à l’hôtel, réglé quelques factures en retard. C’est la ressource des volontés qui se savent chancelantes que ces petits commencemens d’exécution précipitée. Il y avait un train rapide ce matin. J’avais annoncé à mon domestique que nous le prendrions… Nous ne l’avons pas pris, et, aujourd’hui, à deux heures, c’est-à-dire à un moment où j’étais presque absolument sûr de trouver Éveline, je sonnais à la grille de la villa des Cystes. Mme  Muriel