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et ces demoiselles étaient à la maison. — Dès mes premiers pas dans l’allée, le souvenir me revint, saisissant comme la réalité, de mon premier rendez-vous avec mon amie d’il y a dix ans. C’était la même fièvre nerveuse qu’alors, le même arrêt de la vie dans le désir de la présence, les mêmes battemens secs et rapides du cœur, et cette constriction à la gorge, comme si une main me l’eût serrée. Cette identité entre mes impressions d’autrefois et d’aujourd’hui aurait dû me repousser de cet endroit. Tout au contraire, elle me fascinait, elle m’attirait, elle m’entraînait. C’est là, et à cette minute, que j’ai compris quel sacrilège travail de substitution était en train de se faire dans mon cœur, et vers quelle aventure je marchais, — et j’y ai marché !

Il n’y avait personne dans le grand salon où le domestique m’introduisit. Cet homme alla frapper à la porte de la chambre de la comtesse, puis, ne recevant pas de réponse, il me dit qu’elle était sans doute dans le jardin, qu’il allait l’avertir. Je restai donc seul dans cette pièce, où tout me parlait d’Éveline, à regarder la place où elle s’assied d’habitude, et l’idée que je ne viendrais plus m’y asseoir moi-même auprès d’elle me fit soudain si mal ! Si mal, l’admirable horizon déployé au delà des fenêtres, et ce paysage de pins verdoyans, de mer bleuissante et d’îles violettes, sur lequel je ne verrais plus se détacher la ligne pure de son profil ! J’appuyai mon front sur les carreaux pour rafraîchir ma fièvre, tout en regardant sous le ciel tout clair les arbres frémir, les lames, là-bas, broder la grève d’écume, un paquebot raser la falaise, et voici que tout d’un coup mes yeux abaissés aperçurent celle qui me rendait si cher ce coin béni de nature. Éveline marchait dans une des allées qui montent vers la maison, à petits pas, toute seule. Elle était coiffée du même chapeau de jardin qu’elle portait la première fois qu’elle m’était apparue, et dont les ailes de paille fine, remuées au rythme de sa démarche, faisaient une ombre mobile sur son visage qui me parut un peu lassé et maigri depuis les trois jours que je ne l’avais vue. Elle avait à la main un fragile panier plein de roses, de blondes roses pâles, juste de la nuance de son teint, qu’elle venait de couper et qui gisaient pêle-mêle parmi leur feuillage. Comme elle était jolie ainsi, toute mince dans une robe de serge d’un bleu sombre qui accentuait encore les reflets fauves de ses beaux cheveux ! Elle avait la tête penchée. Impulsivement, je frappai deux petits coups contre la vitre pour la lui faire relever et qu’elle me regardât. Elle redressa