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principe. Ils ont été tentés successivement par celui de philanthropie et par celui de fraternité. Mais le malheur a voulu que la première République ait rendu ridicule le premier de ces deux mots, et que la seconde ait ensanglanté le second. Celui d’altruisme sonnait dur à l’oreille. Ils étaient donc dans l’embarras, quand un mot nouveau a été inventé ou plutôt choisi. Par qui ? je l’ignore, mais c’est le propre des grandes découvertes de pouvoir être revendiquées par plus d’un inventeur. Ce mot est celui de solidarité.

Le terme de solidarité est emprunté à la législation civile. Il est même employé dans la législation pénale, ce qui aurait pu lui enlever un certain agrément. Mais il a eu la bonne fortune d’entrer de plain-pied dans la langue officielle et de faire partie du vocabulaire de tous les discours d’apparat. A l’inauguration de l’Exposition, M. le Président de la République l’a passé à M. le Ministre du Commerce, qui depuis l’a repassé à M. le Directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, qui le repasse lui-même aux fonctionnaires placés sous ses ordres. Aujourd’hui, qui veut plaire ou tout simplement avancer doit parler de solidarité. Ce mot a même fait des petits ; et en très peu de temps, avec une fécondité remarquable, il a engendré successivement le solidarisme, c’est-à-dire l’ensemble des avantages qu’assure la solidarité ; les solidaristes, c’est-à-dire ceux qui comprennent ces avantages ; les asolidaires, c’est-à-dire ceux qui les méconnaissent : entendez sous cet euphémisme les délinquansde droit commun[1]. Il faudra, je crois, encore un certain temps avant que ces mots quelque peu barbares entrent dans la langue usuelle. Mais en attendant, la nouvelle doctrine a ses adeptes. Tout récemment, le très aimable et brillant directeur du Musée social, M. Léopold Mabilleau, employait toute la souplesse de sa plume et toute l’ingéniosité de son érudition philosophique pour démontrer que, depuis la plus haute antiquité jusqu’aux temps modernes, depuis les stoïciens ou les épicuriens jusqu’aux chrétiens, depuis les disciples de l’Evangile jusqu’à ceux du Contrat social, depuis Aristote jusqu’à Auguste Comte, l’humanité tout entière avait erré à tâtons dans les ténèbres, cherchant sans les trouver les bases du droit, de la justice et de la bienfaisance

  1. Voyez Les Déclassés asolidaires, par M. Brunot, inspecteur général des services administratifs au Ministère de l’Intérieur. Cette brochure contient du reste, sur les différentes espèces de délinquans, des appréciations fort judicieuses.