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qu’il espérait. Et force lui est de le reconnaître. « Je n’ai pas d’objection a priori contre la transmission héréditaire de modifications fonctionnelles, — écrit-il en 1886 à M. Spencer, — et je souhaiterais fort que votre hypothèse fût vraie : mais elle est aussi loin que jamais de trouver à s’appuyer sur une preuve digne de foi. » Et en 1894, en recevant le prix Darwin que va lui décerner la Société Royale, il dira : « La théorie de Darwin sera-t-elle confirmée par l’expérience des temps qui viendront après nous ? C’est ce que je ne sais pas, c’est ce que personne ne peut savoir en aucune façon ! » Au reste, l’induction même la mieux prouvée n’a plus, à ses yeux qu’une valeur provisoire. « Nulle induction, quelque large que soit son assiette, ne saurait conférer une certitude réelle. » Et, bien qu’il ne parle plus de Bacon, tout porte à croire que, de lui comme de Lamarck, comme d’Owen, son ancien adversaire, il a désormais meilleure opinion. « Le chemin a priori est une invention du diable, dit-il, c’est la vie intellectuelle, la voie large, qui conduit à la perdition. Et la bonne voie est l’étroit sentier de l’observation expérimentale, et petit est le nombre de ceux qui y pénètrent. »

Mais c’est en matière de morale qu’apparaît clairement la transformation qui s’est faite, avec les années, dans les façons de penser et de sentir de l’apôtre darwiniste. On se souvient que, en 1860, il proclamait devant Kingsley que « la nature était meilleure que le meilleur des hommes, » et que « le cours général des choses était entièrement juste. » En 1892, il répète à tout propos que « Satan est le prince de la terre. » Vingt fois cette phrase revient dans ses lettres ; elle signifie que, pour lui, la nature est foncièrement injuste, immorale, mauvaise, et que c’est une entreprise à la fois insensée et dangereuse de vouloir fonder une morale sur l’évolution. Aucune thèse ne lui tient à cœur plus que celle-là. « J’entends beaucoup parler de morale évolutionniste, — écrit-il en 1892 dans son Apologie ; — mais, en fait, une telle morale est une folle chimère. La doctrine de l’évolution ne saurait servir de fondement à une morale. Et la supériorité des théologiens sur leurs adversaires vient de ce qu’ils reconnaissent, en substance, la réalité des choses, malgré les formes singulières dont ils la revêtent. Les doctrines de la prédestination, du péché originel, de la dépravation innée de l’homme, de la primauté de Satan dans le monde, de la bassesse absolue de la matière, toutes ces doctrines me paraissent infiniment plus voisines de la vérité que les illusions « libérales » qu’on se plaît aujourd’hui à leur opposer. Et quand, quelques mois plus tard, l’Université d’Oxford lui demande une conférence, c’est de nouveau