Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
7
LE FANTÔME.

pas compris davantage que certains secrets pèsent trop sur le cœur. On n’est pas l’heureux mari d’une fille dont on a aimé la mère. On peut aimer cette fille, mais dans un rêve, dans un regret, idéalement, lointainement. Durant mes fiançailles, c’était ainsi, et voilà pourquoi elles ont été possibles. Ces deux visages, celui de la morte et celui de la vivante, si semblables l’un à l’autre, de traits, de regards, d’expressions, se superposaient, se mélangeaient, se confondaient. De ces deux êtres, l’un n’était plus qu’un souvenir. L’autre n’était qu’une espérance. J’étais vis-à-vis d’elles dans ce domaine de l’idée, qu’un abîme sépare du domaine de la possession. C’est dans le passage de l’un à l’autre de ces domaines que j’ai reconnu toute ma folie et sur quel chemin je m’étais engagé, — pas seul, hélas ! — Du jour où Éveline a été vraiment ma femme, le réveil a eu lieu, un réveil aussi brusque, aussi rapide, aussi irrémissible, que l’espèce de sur saut animal dont il a procédé. Avant une certaine minute, Antoinette et Éveline n’étaient qu’une. Depuis cette minute, elles sont deux, et, pour que je pusse être heureux dans un tel mariage, il fallait que cette dualité ne m’apparût jamais, il fallait que cette illusion de ma maîtresse ressuscitée se prolongeât, il fallait… Ah ! Il fallait que je fusse heureux ! Le bonheur seul absout certains actes. On doit en demeurer comme enivré pour supporter de les avoir commis. N’importe qui m’aurait prédit ce qui m’arrive. Je ne l’ai pas prévu.

Quand j’y pense, je me rends compte que j’ai été comme fou durant ces fiançailles. Ce n’était point la jeune et légère griserie habituelle à cette période, qui n’est qu’un point, mais délicieux d’inconnu, une oasis de songe entre une existence achevée et une existence toute neuve. Ma folie à moi était l’ardeur, tragique en son fond, de l’homme qui attend du mariage ce que l’on attend de la passion, une intense exaltation de sa sensibilité, un frisson suprême, un ravissement. Comment y aurais-je vu clair en moi, quand je vivais dans cette déconcertante demi-intimité, toute mélangée de réserve et d’abandon, où la jeune fille demeure si lointaine et si présente, si étrangère et si familière, si près de l’étreinte et si chastement inaccessible ? Et pourtant, à trois reprises, cette folie a été coupée d’un éclair de raison. Par trois fois, j’ai constaté, — j’aurais pu constater, si je l’avais voulu, — que cette identité entre mon ancien amour et le nouveau était illusoire. Par trois fois, j’ai pu prévoir ce qui m’arrive : ce déchi-