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rement de mon cœur entre deux émotions qui s’excluent au lieu de se compléter, qui se combattent au lieu de se confondre. Elles s’excluaient déjà, elles se combattaient pendant ces fiançailles, mais dans des profondeurs de ma pensée, où je ne descendais pas. Ces trois épreuves les ont illuminées, ces profondeurs. J’ai fermé mes yeux, — et j’ai passé outre.

La première date de notre retour d’Hyères à Paris. Ce fut ma présentation à M. d’Andiguier, le collectionneur, le vieil ami d’Antoinette, que j’avais eu souvent, depuis ces dix années, l’envie de connaître cet homme, l’envie et la peur !… Je savais par ma pauvre maîtresse qu’elle l’avait choisi comme exécuteur testamentaire. J’en avais conclu jadis qu’au lendemain de la catastrophe toutes mes lettres avaient dû tomber entre ses mains. Elles ne m’avaient pas été renvoyées. Il avait donc dû être chargé, par ce même testament, de les détruire. Je m’étais dit qu’il les avait lues, et une invincible pudeur m’avait toujours retenu d’essayer d’approcher ce dépositaire d’un secret que j’aurais voulu être seul à garder dans mon cœur. Cette appréhension s’était, lors de mes fiançailles, changée en une véritable terreur. Éveline lui avait écrit pour lui annoncer notre engagement. Je m’étais attendu à le voir apparaître à Hyères. Il n’était pas venu. Il avait répondu dans des termes qui me prouvaient ou qu’il n’avait jamais eu mes lettres à sa disposition, ou qu’il les avait brûlées sans les lire. Si un doute me fût resté sur ce point, son accueil l’aurait dissipé. Pourquoi n’ai-je pu y répondre ? Pourquoi cette sympathie m’a-t-elle fait honte subitement ? Pourquoi ai-je éprouvé, sous le regard clair de ce vieillard, cette gêne insurmontable, sinon parce qu’il me représentait ma maîtresse, la mère de ma fiancée, avec une telle réalité ? Pourquoi cette gêne a-t-elle grandi jusqu’à devenir une souffrance, à mesure que se prolongeait cette visite dans ce musée, sinon parce qu’Antoinette m’en avait tant parlé autrefois ? La vue de certaines peintures me la rendait trop vivante, cette Sainte Claire de l’Angelico, par exemple, qui tient son cœur brûlant dans sa main : « C’est ainsi que je voudrais avoir mon portrait fait pour toi… » Je me rappelai tout d’un coup qu’elle m’avait dit cette phrase, un jour, après m’avoir décrit ce tableau, et, l’ayant cherché et trouvé, je me mis à le regarder avec un attendrissement inexprimable. C’était comme si le cœur de nui chère maîtresse eût vraiment brûlé dans la main de la sainte. En ce