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par le comprador. Ce personnel sait plus ou moins le pidgin english, jargon mixte, tout juste suffisant pour exprimer les idées les plus simples et traiter les a Ha ires ordinaires, et est l’intermédiaire obligé de toute communication entre la maison européenne et le monde extérieur chinois. Centre d’une association de parasites qui le servent et qui l’exploitent, le négociant étranger est ainsi plus séparé aujourd’hui du monde où il vit qu’à l’époque où, parqué dans les factoreries, il avait au moins avec les marchands hannistes, véritable aristocratie commerciale, des rapports suivis, souvent cordiaux. Cette solitude ne lui pose pas, car il a, pour se délasser, pour donner carrière à son esprit, à ses sentimens élevés, à sa philanthropie, une société européenne plus ou moins considérable, avec ses aspirations nobles et sa frivolité, son brillant et ses misères : à l’égard de ses compatriotes ou des étrangers en général, il joue souvent le rôle d’un homme instruit et intelligent, il dépense son argent, il paie de sa personne pour faire le bien. Mais ses sentimens humains s’arrêtent presque toujours au seuil de la cité chinoise, dont, en vingt ans de séjour, il ne franchit pas une fois les portes. Du peuple au milieu duquel il vit, il ne connaît ni les mœurs, ni les idées, ni les besoins : jeune homme, il y prendra peut-être sa maîtresse, mais il sera incapable d’adresser une phrase banale au négociant avec qui il est en affaires quotidiennes, de venir intelligemment en aide à un vieux serviteur dans la détresse. D’habitude (peut-être y a-t-il quelques exceptions), entre étrangers et indigènes, il n’y a que des rapports d’argent : les indigènes, aux yeux des Européens, sont des machines qui doivent produire un certain travail et, par un juste retour, ils nous regardent comme des machines faites pour acquérir et pour amasser l’argent. Le lettré et le mandarin peuvent répéter avec les Japonais des deux derniers siècles : « Ce n’est pas la voie de l’humanité que le barbare recherche avant tout, c’est le gain ; » et l’on a si souvent accepté, en compensation de vies européennes, des indemnités pécuniaires ou territoriales, qu’en vérité ils sont fondés à croire ; que la vie même de l’homme est tarifée pour une somme ; d’argent.

Seuls les Japonais et les Russes savent en général que les Chinois sont des hommes : les uns, par l’antiquité du voisinage, les autres, grâce à cette souplesse intellectuelle, à ce sentiment humanitaire qui leur sont innés. Aussi voit-on l’émigrant de