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LE FANTÔME.

première grande fresque qu’elle voyait à sa place, dans son atmosphère, dans son décor originel. Instinctivement, elle me prit la main, comme pour m’associer à cette révélation d’une certaine sorte de beauté. Je l’entendis qui murmurait : « Ah ! Je n’ai pas rêvé cela… ! » Et, dans un mouvement adorable de ferveur, faisant comme une gerbe, pour l’offrir là-haut, de toutes les fleurs d’âme qui s’ouvraient en elle, instinctivement encore, elle se mit à genoux. Elle pria pendant quelques minutes, remerciant le Dieu en qui elle croit de lui avoir donné cet instant. Qu’elles me furent douces, à moi aussi, ces quelques minutes ! Qu’elle me fut bonne, cette prière ! L’émotion que j’eus à la regarder, agenouillée sur cette marche en pierre de cette église, à deux pas du chef-d’œuvre du vieux maître, cette émotion, si haute, si tendre, si pure, j’ai pu du moins la goûter pleinement. Cette fois, ce n’était pas une ressemblance qui me faisait sentir, c’était bien Éveline, Éveline seule !

C’est avec elle seule aussi que je me suis promené dans Milan, ces jours-ci, dans cette claire et opulente ville, dont j’ai toujours aimé l’aspect heureux, ses rues dallées, son dôme de marbre, les surprises de pittoresque de ses canaux intérieurs, et celles de ses horizons : la dentelure blanche des hautes Alpes là-bas. Et puis, quels trésors d’un art qui n’est ni celui de la Vénétie, ni celui de la Toscane, et qui les vaut ! Milan, ç’a été pour moi la découverte de l’Italie, et je l’ai vue être cela aussi pour mon amie. Ah ! qu’elle l’était, mon amie, tandis que nous allions d’un musée à une église, d’une chapelle à un palais, moi la conduisant, exerçant sur elle ce tendre despotisme de celui qui sait sur celle qui ignore, guidant ses pas, guidant ses yeux, guidant son cher esprit, lui donnant des joies que, du moins, je partageais avec elle, sans un souvenir, sans un remords, pas même celui d’être infidèle à mon fantôme. C’était, ce monde de belles visions impersonnelles, un monde si différent de celui où Antoinette et moi avons mêlé et brûlé nos cœurs ! Soyez bénies, nobles créations des nobles artistes qui nous avez permis, à Éveline et à moi, de nous sentir si proches l’un de l’autre, si unis dans une même exaltation ! Bénis soient entre tous, les chefs-d’œuvre où elle s’est complu davantage, — béni, ce ; saint Jean de la Brera, si touchant de grâce fière, sous les anneaux de ses cheveux crespelés, et qui tend au Sauveur un calice sur lequel se love un