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Les circonstances s’accordaient à ce projet d’un assagissement, d’un apaisement de nos rapports. Nous allions descendre en Italie. Éveline avait toujours montré une vive curiosité de ce voyage. Je comptais sur les puissantes diversions qu’offre à chaque pas cette terre de beauté pour nous aider à ne plus penser, moi à la secrète misère de ma vie, elle aux passages de mon humeur sur mon front et dans mes yeux. Nous allions avoir ce point d’appui extérieur, où poser nos réflexions et nos entretiens, qui est un si grand bienfait dans de certaines crises. C’est le seul remède au rongement de l’idée fixe. Mon amie, — je me plais à lui donner dans mon cœur ce doux nom, si pareil à ce que je voudrais qu’elle devînt en effet pour moi, — mon amie donc est très intelligente. Elle est instruite, plus instruite que n’était sa mère, et d’une jolie qualité d’instruction, qu’elle doit surtout aux conseils de M. d’Andiguier. Les livres d’histoire et d’esthétique qu’il lui a prêtés, leurs conversations, les promenades qu’ils ont faites ensemble au Louvre, à Cluny, dans les églises, lui ont donné ces connaissances d’art un peu précises qui manquent si souvent aux Françaises. J’ai moi-même, au cours de mes vagabondages, visité presque tous les musées d’Europe. Le terrain d’entente était donc trouvé entre nous. Nous devions étudier ensemble l’art italien, nous intéresser à autre chose qu’à nous-mêmes, nous guérir par une commune éducation de nos esprits. Et, de fait, les quatre jours que nous mîmes à gagner Milan par Chiavenna, l’entrée du lac de Côme, celui de Lugano, et un dernier arrêt à Côme même, furent les meilleurs peut-être que nous ayons eus depuis le départ. Ces basses vallées des Alpes, avec leurs châtaigniers vigoureux où les fruits épineux pâlissaient dans l’intense verdure, — avec leurs violentes rivières qui roulaient leurs flots glauques, pris aux glaciers, — avec leurs lacs à l’horizon, si bleus dans leurs cassures de fjords, — ravirent mon amie d’un enthousiasme où je la retrouvai toute vibrante, toute spontanée. Sa jeune et ardente nature semblait avoir repris sa force d’élan, son élasticité, un moment amortie. Cet enthousiasme s’éleva à son comble à Lugano. Nous y arrivâmes le soir et nous courûmes aussitôt, pour profiter des dernières lueurs du jour, à cette église de Sainte-Marie-des-Anges où Luini a peint un célèbre Crucifiement. Devant la magnificence de cet art si noble et si délicat, d’une robustesse si fine dans sa large manière, Éveline eut le saisissement qu’elle aurait eu devant une apparition. C’était la