Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
REVUE DES DEUX MONDES.

— Non, lui répliquai-je, je n’aimais personne…

— Mais, il y a neuf ans, il y a dix ans, il y a onze ans ?… Ou depuis ?… insista-t-elle : J’ai quelquefois une telle impression d’un secret chez toi. C’est comme s’il y avait, dans une maison que nous habiterions, une chambre où tu ne me laisserais jamais entrer… Et, soudain toute tremblante devant mon silence : Ah ! Je t’ai froissé, s’écria-t-elle, je le vois, je le sens… Pardonne-moi, et ne me réponds pas… Puis, d’une voix si profonde : Je suis si maladroite, si gauche ! Je ne sais pas te manier. Mais c’est que je t’aime tant !…

Je l’ai apaisée du mieux que j’ai pu, par des paroles de tendresse, auxquelles elle a cru, — ou fait semblant de croire. J’ai bien deviné, à ses yeux, tout ce soir, qu’elle aussi avait senti ce que je sens, que l’harmonie ne peut exister entre nous que si nous nous taisons sur les choses profondes. Ce rêve d’être l’époux-ami de cette adorable enfant, est-il donc aussi une chimère, comme ce premier rêve d’être son époux-amant ? Mais qu’ai-je donc fait de mon expérience de la vie ? Ne sais-je pas qu’on ne peut jamais être l’ami d’une femme qui vous aime d’amour ? Il y a dans le cœur passionné un besoin de rencontrer ou de communiquer toute l’ardeur dont il est consumé. Avec quel sur instinct cette naïve Éveline, qui ne sait rien de la vie, a deviné l’espèce de pacte fait avec moi-même, mon effort pour faire porter nos conversations sur des objets étrangers à nous deux ! Avec quelle finesse elle a saisi l’occasion favorable pour me ramener dans ce domaine sentimental, où je ne peux pas habiter avec elle ! Le risque est trop grand de réveiller ce qui doit dormir ! Avec quelle sûreté elle a discerné la véritable cause des troubles moraux dont je suis saisi depuis notre mariage ! Comme elle a pressenti mon secret et sa nature ! Qu’ils étaient justes, ces mots : « Quelqu’un, quelque chose, t’a fait trop mal !… » Comme j’ai tressailli intérieurement, quand elle a dit cet « il y a onze ans !… » Oui, il y a onze ans, à cette date, j’étais heureux, bien heureux. Mais avec qui ?… C’était l’époque où, par les légères après-midi de septembre, nous allions, Antoinette et moi, en voiture fermée, jusque dans les bois de Chaville et de Viroflay. Une gerbe de roses, préparée pour elle, emplissait d’un parfum d’amour le coupé qui nous emportait à travers les faubourgs populeux, puis les bois. Les rideaux de soie bleue étaient baissés, juste à la hauteur de son visage. De l’air entrait, qu’elle respirait avec délices, quand nous commencions de rouler sous les branches encore toutes vertes. Nous