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néglige-t-il aucune occasion de saisir sur le vif la manifestation sincère de tous les sentimens. Pour être mieux assuré d’y parvenir, ce n’est pas chez les citadins, ni chez les raffinés, qu’il essaiera de les surprendre. L’usage du monde paralyse, prévient ou modifie chez eux toutes les franches expressions de la vie. Il fréquente donc de préférence les gens simples et sans culture, les hommes du peuple, les paysans, tous ceux chez lesquels elles éclatent sans contrainte. Il les met lui-même par les récits qu’il leur fait dans la disposition d’esprit qui lui fournira les indications dont il a besoin. Il épie sur leur physionomie le reflet des impressions qu’ils éprouvent et il note scrupuleusement par quelles modifications des traits du visage, par quels gestes et quelles attitudes se traduisent les sentimens qu’il a excités en eux. D’autres fois, il guette les condamnés à mort et les accompagne jusqu’au lieu où ils doivent subir leur peine, et, suivant le tempérament de chacun d’eux, il voit l’effet que produisent sur eux les apprêts de leur supplice, le sang-froid, la terreur ou l’accablement qu’ils éprouvent en face de la mort. Les muets lui offrent aussi de précieux enseignemens, car, ainsi qu’il le dit, « ils parlent par les mains, par les sourcils et les yeux, par toute leur personne, dans l’effort qu’ils font pour initier les autres aux mouvemens mêmes de leur âme. »

Là encore il procède scientifiquement, et de même qu’il a étudié séparément les positions successives du visage et du corps humains, il suit dans ses gradations diverses l’expression d’un même sentiment, — colère, admiration, frayeur, respect, joie ou tristesse, — depuis sa naissance jusqu’à son terme extrême, en marquant avec précision tous les états intermédiaires. Sans l’amoindrir, sans l’exagérer, il veut que cette expression soit juste, afin de l’approprier dans une mesure exacte à l’action à laquelle elle doit correspondre et qu’il se propose de représenter.

Ainsi muni, Léonard s’est mis en état de donner au travail de la composition toute l’importance qu’il doit avoir. Il y a là, en effet, au début de l’œuvre, un effort qui doit rester caché, mais d’où dépend sa destinée. C’est par la façon plus ou moins heureuse dont les élémens en sont disposés et les côtés saillans mis en lumière que cette œuvre agira tout d’abord sur le public. Peut-être, à tourner ainsi son idée et à la retourner en tous sens et sous tous ses aspects, le Vinci a-t-il parfois un peu trop insisté ; sur ce travail préparatoire de la composition et s’est-il