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entier à son travail. Sans elle, les mauvaises pensées qui viennent l’assaillir amoindrissent une énergie dont il doit maintenir l’intégrité. « On ne peut avoir de plus grande seigneurie que de soi-même, » disait Léonard, et, pour la posséder, il est nécessaire de bien conduire sa vie. Ce n’est pas que lui-même ait su, suivant l’opinion commune, conduire la sienne. Au point de vue de ses intérêts et de son bien-être, son existence, en effet, resta jusqu’au bout aventureuse et assez précaire. Manquant pour lui-même de sens pratique et de ce savoir-faire qui assure souvent aux hommes les plus médiocres les honneurs et la fortune, il consumait son temps en recherches, sans tirer profit d’aucune de ses nombreuses découvertes. Comme le disait de lui un des correspondais de la marquise Isabelle d’Esté, Fra Pietro da Nuvolaria, chargé par elle de presser l’achèvement d’œuvres qu’elle avait commandées à l’artiste : « D’après ce que j’apprends sur lui, sa vie est pleine d’incidens et soumise à de grandes fluctuations. »

Généreux, donnant sans compter, Léonard ne pense jamais à thésauriser. Quand il a devant lui quelque argent, il le dépense en grand seigneur ; il mène grand luxe, il a des chevaux, il héberge ses amis et vient largement en aide à ceux qui sont dans le besoin. Il prêche ainsi d’exemple quand il souhaite que le peintre soit désintéressé, « qu’il s’observe toujours de peur que la cupidité ou le désir du gain ne l’emporte. » Sobre et frugal, il ne cède pas non plus à la volupté qui, « si elle n’est refrénée, rend l’homme semblable à la bête. » Plein d’admiration pour l’organisme merveilleux de notre corps, il entend qu’on le respecte, et mieux que personne il sait le prix de la vie qui, « si elle est bien employée, est toujours assez longue… Quiconque ne l’estime pas à sa valeur ne la mérite pas. » Non seulement il trouve infâme toute destruction violente de la personne humaine et de l’âme divine qui « habite une si belle architecture ; » mais il veut que, par une hygiène bien entendue, chacun « tâche de conserver sa santé, à quoi il réussira d’autant mieux qu’il se gardera davantage des physiciens (médecins), car leurs compositions sont une espèce d’alchimie. »

Ainsi instruit, s’appliquant de son mieux à se maintenir dans une entière liberté d’esprit, il croit que le gage de bonheur le plus certain en ce monde, c’est de savoir bien employer son temps ; « car de même qu’une journée bien dépensée donne joie à dormir, ainsi une vie bien dépensée donne joie à mourir. » Il