Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
LE FANTÔME.

moi-même que le prêtre me demandait : « Vous ne devez pas avoir aboli le passé uniquement dans les faits, vous devez l’avoir aboli dans votre âme… Vous devez en avoir fini, non pas seulement avec les regrets, mais presque avec les souvenirs… » Ce sont des souvenirs qui m’obsèdent, et que je dois tuer. Il faut que je dise adieu pour toujours à la mémoire d’Antoinette ; que je m’arrache ce passé du cœur pour ne plus y voir qu’Éveline… Pour cela, une reprise de moi-même dans un peu de solitude est nécessaire. Dans cette vie à deux que nous menons, jouant sans cesse l’un sur l’autre, je suis la victime d’impressions trop multiples pour que je puisse me recueillir, me ramasser, me reconstituer dans une volonté enfin redressée. Je me suis décidé à faire, pour cette œuvre de notre salut à tous deux, ce que font les personnes religieuses à la veille des décisions décisives, une véritable retraite. Aujourd’hui même, je parlerai à Éveline. Je lui donnerai, des étrangetés d’humeur où je suis de nouveau tombé, une explication qui, après tout, n’est pas absolument fausse, et à laquelle elle croira. Je prétexterai un état nerveux qui exige que je passe quelques jours tout seul, à portée d’elle, mais séparé d’elle, à Sorrente, par exemple. Cette séparation, en me permettant d’y voir tout à fait clair en moi, et de me tracer une ligne de conduite définitive et précise, marquera une date dans nos rapports. Ma seule crainte est qu’elle n’accepte pas cette nécessité de nous quitter, même pour un temps très court. Ah ! que l’âme de sa mère passe en elle, pour lui faire sentir ce que je ne peux pas lui expliquer !…


Sorrente, nuit du 7 au 8 octobre.

… Éveline ne m’a fait aucune des objections que je redoutais. Elle a vraiment été la fille d’Antoinette, de celle qui me disait : « Appelle-moi, j’apparaîtrai toujours ; — quand tu ne voudras plus, tu ne m’appelleras plus. » — Tandis que je lui expliquais, avec des mots qui s’embarrassaient de plus en plus, mes raisons de la quitter pour quelques jours, elle n’avait dans ses yeux que de l’amour. Et je suis parti. Je suis ici, et elle est là-bas, toute seule dans cette ville étrangère dont les lumières blanchissent le ciel, de l’autre côté du golfe. Je l’ai laissée, j’ai pu la laisser, n’ayant avec elle pour la soigner, si elle souffrait, — car enfin, il y a des maladies subites, — qu’une femme de chambre. Il y a aussi des morts subites. Comment donc a disparu sa mère ?… Je