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Mais quand elle se redressa, elle était en larmes. Elle prit sa main et la couvrit de baisers, follement, sans savoir ce qu’elle faisait. Mais son cœur se tourna vers Eléonore ; et c’était la voix d’Éléonore, dans son cœur, qui seule lui commandait et qui l’absolvait.


Quelques mois plus tard. Lucy devient la femme de Manisty. El Eléonore meurt, triste et seule : et le jeune couple vient pleurer sur sa tombe. « Ils avaient bien des motifs de se la rappeler ; mais pour un motif surtout, pour sa fuite avec Lucy, — la seule action égoïste de toute sa vie, — elle sera, aussi longtemps qu’ils vivront, passionnément, tragiquement aimée d’eux. »


Ce sont les dernières paroles du roman, et je ne me charge pas de les expliquer. Ou plutôt je devine bien qu’elles doivent répondre à l’idée que s’est faite Mme Humphry Ward du personnage de son Eléonore : elles ne répondent malheureusement en aucune façon à l’idée qu’elle nous a donnée de ce personnage. Et peut-être, en effet, la tentative d’Éléonore pour détourner de Lucy l’amour de son cousin est-elle « la seule action égoïste de toute sa vie ; » mais le roman est consacré tout entier à cette action-là, de telle sorte que nous-mêmes, — pour ne rien dire de Lucy et d’Edouard Manisty, — nous avons toutes les peines du monde à « aimer » une personne qui se laisse aussi aveuglément aller à sa jalousie. Je dois ajouter que, sur les 600 pages du livre, le seul récit de la fuite d’Éléonore en occupe 300, pendant lesquelles je ne crois pas que la jeune femme ait un mouvement sincère de remords ni de regret. Elle se désole, elle dépérit, tout cela avec beaucoup d’élégance et de « distinction » ; mais elle ne pense qu’à elle, et d’ailleurs elle met, à y penser, un égoïsme si monotone, et en fin de compte si inutile, qu’on ne comprend pas ce qui a pu déterminer Mme Ward à doubler son roman d’un pareil épilogue.

Mais si cette seconde partie du roman est franchement ennuyeuse, la première, en revanche, contient quelques-unes des scènes les plus émouvantes qu’ait jamais écrites l’auteur de Robert Elsmere et de Bessie Costrell. Aussi bien est-ce un défaut assez ordinaire dans les romans de Mme Ward, comme peut-être dans la plupart des romans écrits par des femmes, que la fin y soit très inférieure au commencement ; mais ici le contraste est, en vérité, trop fort, et risque même de rendre le lecteur injuste pour les précieuses qualités littéraires des 300 premières pages. Car l’arrivée de Lucy chez les Manisty, ses entretiens avec le jeune homme, ses étonnemens et ses scrupules, la malencontreuse promenade avec Eléonore et Edouard, la scène où celui-ci