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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

voit pas que l’idée est elle-même une force. Il ne voit pas que ce qui peut faire « dévier l’être vers un but, » c’est l’idée d’un but. Si je conçois un idéal d’humanité ou, comme Nietzsche, de surhumanité, cette idée agit comme cause finale et connue cause efficiente. Si je conçois même l’idée de liberté comme d’une délivrance par rapport à tous les mobiles inférieurs et à toutes les forces inférieures qui me poussent du dehors, cette idée tend à réaliser progressivement en moi quelque chose d’elle même. Nietzsche en est resté au fatum rigide du mahométan, sans comprendre l’infinie flexibilité du déterminisme, pour peu que le déterminisme prenne la forme de la vie intelligente et aimante. C’est pourquoi nous l’avons vu concevoir le momie comme un retour éternel des mêmes choses, sans se demander si le déterminisme même ne peut pas déterminer sans cesse des valeurs nouvelles en les concevant et en les désirant. L’antinomie où tourne Nietzsche est d’autant plus profonde qu’il prétend lui-même être un « créateur de valeurs. » Comment les créera-t-il, sinon par la pensée qui conçoit un idéal et le réalise en le concevant ? En vertu de son fatalisme, il proclame à maintes reprises ce qu’il appelle « l’innocence du devenir ; » il reproche à la morale de vouloir « infester cette innocence du devenir, » au lieu de la laisser comme un grand torrent que rien n’arrête ; et cependant il veut à son tour corriger et diriger le devenir en lui imposant sa volonté propre, qui elle-même ne peut vouloir sans concevoir l’idée de ce qu’elle veut ! Ce réaliste forcené a donc faim et soif d’idéal ; mais nous avons vu comment le fatalisme mathématique, avec sa répétition à l’infini des mêmes choses, le réduit au rôle de Tantale, en même temps qu’il y réduit l’univers.

Puisqu’il avait médité les penseurs de la Grèce au point de leur emprunter le mythe astronomique de la grande année, Nietzsche aurait pu leur faire emprunt d’une idée plus haute et plus féconde : celle de la réalisation indéfinie de tous les possibles, qui a inspiré d’abord Platon, puis, mieux encore, les Alexandrins. Ces derniers n’ont-ils pas adans que toutes les formes de l’existence, depuis la plus humble jusqu’à la plus haute, devaient sortir les unes des autres, de manière à épuiser dans l’infinité du temps et dans l’infinité de l’espace l’infinité de l’être ? Encore le mot humain épuiser est-il impropre à exprimer l’inépuisable. Toujours est-il que, d’après cette conception, notre monde