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Il y a chez Nietzsche des mots admirables qui font entrevoir ce qu’il y avait d’amertume, de souffrance tragique, de grandeur morale sous sa prétendue ivresse dionysienne. « Tout profond penseur, dit-il, craint plus d’être compris que d’être mal compris. Dans ce dernier cas, sa vanité souffre peut-être ; dans le premier cas, ce qui souffre, c’est son cœur, sa sympathie qui toujours dit : « Hélas ! pourquoi voulez-vous que la route vous soit aussi pénible qu’à moi (1) ? » Oui, pourquoi voulez-vous souffrir ce que mes pensées m’ont fait souffrir ? Pourquoi voulez vous arriver à d’aussi désespérées conclusions que celles qui se cachent sous mon optimisme ?

Nietzsche s’est fait, en définitive, une conception antinomique de l’être et de la puissance qui lui est immanente. Il avait attribué à l’existence, comme Guyau, le pouvoir de df’border toutes les formes et d’aller toujours plus loin ; il avait même paru attribuer à l’être, ou plutôt au « devenir toujours hétérogène et changeant, » un caractère indéfini, contingent, impossible à calculer, à déduire, à prévoir. Ses conclusions, fixes, logiques, géométriques, sont en formelle opposition avec ces principes. De là une longue série d’antinomies qui demeurent sans solution. Il y a antinomie, il y a contradiction entre l’idée de la causalité brute et l’idée d’un monde ayant une valeur finale qui le ferait accepter et aimer par l’homme. Antinomie entre le fatalisme absolu et l’effort pour donner un sens à l’existence. Antinomie entre illusionnisme absolu et l’héroïsme de la vie supérieure. Antinomie entre l’acctqitation de ce qui est nécessaire et la « création de valeurs nouvelles. » Antinomie entre la négation de tout idéal différent du réel et l’idéal du surhomme. Antinomie entre la relativité des mathématiques, comme de toute connaissance, et la domination absolue des mathématiques dans l’univers ; entre le phénoménisme absolu et l’affirmation d’une loi immuable ; entre l’éternel devenir l’éternel revenir. Antinomie enfin entre l’impuissance radicale de l’être et le désir radical de puissance qui fait, selon Nietzsche, l’essence de la vie.

Entre les extrêmes que Nietzsche a choqués l’un contre l’autre, le moyen terme manque : je veux dire l’idée, par laquelle la réalité, sans enfreindre les lois du déterminisme, se juge elle-même et se porte elle-même en avant. Nietzsche professe le dédain de l’intelligence ; cet adorateur de la force ne