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signifiait aux yeux du vulgaire que deux hommes pouvaient à peine contenir l’ardeur de leur monture. Et ces moines cavaliers, si ardens à la parade, savaient étouffer leur luxe sous les dehors de la médiocrité. Les Japonais jouent singulièrement avec les apparences. Les actes les plus ordinaires prennent souvent chez eux une figure sacramentelle. Ils s’ingénient à rehausser d’un prestige magnifique ce qui n’a point de valeur, et leur vraie richesse se cache. Mais on sait qu’elle existe. Sa réalité ne lui suffit pas ; elle veut être imaginaire, et le soin dont elle se dissimule n’est qu’un biais pour se grossir encore d’une estimation fantastique. Point de peuple ! où l’imagination ait plus occupé la scène. Les Japonais « ne branlent que par ses secousses. » Qu’ils paraissent sans être ou qu’ils soient sans paraître, le même désir les stimule : ils s’efforcent constamment d’embellir leur image dans la pensée des autres. Mais cette fantaisie qui donna jadis à leur société son étiquette, son emphase, sa grandeur horrifique et sa mystérieuse simplicité, cette fantaisie qui vous guette au seuil de leurs maisons, vous distrait à l’ombre des sanctuaires, éclate dans leur sculpture, sourit dans leur peinture, se dilate dans leurs légendes, s’amenuise dans leurs jardins, cette fantaisie, reine et maîtresse de la vie japonaise, a je ne sais quels traits immuables en sa diversité, quels plis rigides en son exubérance. Les idées européennes pénétrèrent au Japon comme sous une voûte de stalactites précieuses et bizarres, caprices séculaires d’un peuple où tout ce qui surprend est raison, tout ce qui brille vérité, et dont les modes changeantes ne sont que leurs colorations fugitives. L’imagination japonaise, comme l’eau qui se cristallise, semble obéir à des lois géométriques. Tenter d’en fixer les caractères, c’est entrer plus avant dans la connaissance de ces âmes qui firent de la folle du logis leur éducatrice, leur consolatrice, la surintendante de leurs plaisirs et la trésorière de leurs vertus.


I

L’imagination japonaise me frappe tout d’abord par son impersonnalité, et l’influence bouddhiste ne s’est nulle part marquée plus profondément que dans ses conceptions artistiques et littéraires. L’individu n’y trahit jamais une vision originale de la nature ou de l’humanité. Tous les Japonais regardent avec les mêmes yeux, reçoivent du monde extérieur les mêmes impressions,