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arbres parfumés d’une terre étrangère, mais tout de même on voudrait savoir si le printemps de sa pairie n’a pas encore perdu ses fleurs. » Quelque temps après, je lus dans une anthologie japonaise le Petit Récit d’Isé. Isé était une grande et honnête dame qui vivait au IXe siècle à la cour de l’empereur Uda, dont elle était aimée pour son doux visage et ses beaux vers. Lorsque l’Empereur, lassé de l’amour et du trône, se retira dans une solitude bouddhiste, elle s’enferma chez elle et oncques n’erra plus qu’à travers ses souvenirs. Or, l’empereur Daigo voulut un jour obtenir dise qu’elle fît une poésie sur la feuille d’un paravent où des buffles traînaient un char dans un sentier bordé de cerisiers fleuris. Il dépêcha vers elle le plus galant seigneur de sa cour, et la noble recluse, surprise et charmée, traça de son admirable écriture, sous le dessin qui lui rappelait l’enchantement impérial I de sa jeunesse : « Je voudrais rencontrer quoiqu’un qui vînt de voiries cerisiers en fleurs de ma terre natale ; je lui demanderais si leurs fleurs sont tombées. » Depuis plus de dix siècles la pauvre I Isé repose au sein du nirvana, mais les petites dames japonaises j qui n’ont point connu l’empereur Uda et qui prennent aujourd’hui des chemins de fer et des tramways pour aller fêler la merveille printanière aux pèlerinages des cerisiers, des iris ou des chrysanthèmes sentent et pensent comme elle, revivent sa mélancolie, la modulent naturellement sur le même air.

Le Japon est la terre des reflets et des échos et proprement le pays des paroles dégelées. A chaque saison, les vers des anciens poètes et leurs jolis mots et leurs fines trouvailles fondent, s’animent, voltigent, bruissent sur toutes les lèvres. Les fleurs, les oiseaux, la lune, la tristesse magnifique de l’automne, les pins qui se mirent au bord des flots, les feuilles qui tombent sur la neige « comme des lettres chinoises sur un papier blanc, » l’eau des cascades « qui ressemble à une pièce de toile blanche agitée par la brise, » le passage aérien des oies sauvages dans les nuits claires, la brièveté » de la vie : tels sont les sujets éternels où les poètes du Japon s’évertuent à fuir l’originalité. Et jamais ils ne conçurent qu’on pût chanter le soleil levant ou les étoiles ; jamais un amoureux ne poussa l’indépendance jusqu’à célébrer en vers les yeux de sa maîtresse. La peinture même, le seul art qui chez eux ait vraiment évolué, n’échappe point à l’écueil des lieux communs. Ils y sont devenus comme des lois imprescriptibles. Le pin ne va guère sans la cigogne, ni le bambou sans le