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temps, de s’y prêter, d’y servir dans la mesure de ses forces intellectuelles et morales qui n’étaient pas d’un ordre commun ; de ne jamais rien faire qui pût y apporter un ralentissement ou un obstacle. Son influence a été douce et bonne. L’Angleterre a raison de pleurer sa perte, car elle semblait lui porter bonheur. Son âge avancé aurait dû faire prévoir sa disparition prochaine : en réalité, on ne s’y attendait pas. On s’était habitué, au contraire, à confondre la reine Victoria avec le trône qu’elle occupait. Il semblait qu’elle fût devenue une tradition et presque un symbole. Mais ses forces s’étaient usées peu à peu et la moindre secousse devait la briser. Des malheurs survenus autour d’elle, dans sa famille ; d’autres qu’elle pressentait et qui étaient sa pensée constante ; enfin le souci mêlé d’angoisse que lui causaient les affaires du Transvaal, toutes ces causes agissant à la fois ont déterminé la crise finale qui l’a emportée. Que ne s’est-elle éteinte deux ans plus tôt ? Aucun nuage n’aurait obscurci le déclin de son règne ; aucune préoccupation douloureuse n’aurait assiégé son esprit, ni alarmé sa conscience : elle serait morte en plein bonheur, laissant son pays en pleine puissance et en pleine prospérité.

Ce qu’on ne saurait trop admirer en elle, c’est la parfaite dignité de sa vie. Avant elle, le trône d’Angleterre avait été assez longtemps occupé dans des conditions peu propres à relever son prestige : c’est déjà un grand service, de la part de la reine Victoria, de l’avoir fait participer au respect dont elle-même était l’objet. Elle a fait cela simplement, sans effort, sans prétention, uniquement parce qu’elle était ainsi, et qu’elle l’a été d’une manière continue, persévérante et en quelque sorte unie, pendant plus de soixante ans. La médisance ne trouvait sur elle aucune prise. On connaît le roman de sa vie, son mariage avec le prince Albert, et les satisfactions intimes qu’elle y a trouvées. Bien qu’elle ait éprouvé et ressenti profondément les chagrins et les deuils inséparables de la condition humaine, elle a été heureuse dans les siens. Comment n’être pas frappé du contraste entre la solitude où se sont écoulées son enfance et sa première jeunesse, et, dans ses vieux jours, l’empressement autour d’elle de la famille la plus nombreuse de toute l’Europe monarchique ? Rien de plus triste, en somme, que son éducation dans le palais de Kensington, sous la surveillance de sa mère. Elle était le dernier rejeton de sa race : autour d’elle, rien. Qui aurait pu prévoir alors qu’elle laisserait tant d’enfans, de petits-enfans et d’arrière-petits-enfans, que tous les trônes de l’univers, ou peu s’en faut, en compteraient quelques-uns à leur sommet ou sur leurs marches ? C’était là pour elle