Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/828

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
822
REVUE DES DEUX MONDES.

XVIIe siècle ne s’y sont pas trompés. Enfin, comment la sensibilité, la philanthropie, l’humanité du XVIIIe siècle dérivent-elles ou du rationalisme, ou du naturalisme, ou de tous deux ; c’est encore ce que je ne démêle pas très précisément. Il m’a toujours semblé que raison et nature s’opposaient assez exactement, la nature, ses leçons et son exemple ne nous enseignant qu’à obéir à nos passions et à déployer nos forces, la raison ne nous enseignant qu’à réprimer nos passions, à régler nos forces et à désobéir à la nature. — Et il ne me semble pas, enfin, que « l’humanité » se rattache très étroitement soit au naturalisme, soit au rationalisme. Le naturalisme, s’il nous enseigne quelque chose, nous dresse ou plutôt nous incline à une insensibilité analogue à celle de la nature elle-même et à l’acceptation du droit de la force, et peut-être M. Ducros aurait-il dû faire attention au sens profond de ce mot de Grimm qu’il cite : « La loi éternelle s’exécute toujours [même dans la société, car c’est de la société politique qu’il parle] et veut que le faible soit la proie du fort. » C’est le mot d’un pur « naturaliste » que le « naturalisme » n’a pas rempli de pitié. Et quant au rationalisme, il enseigne, si l’on veut, la philanthropie ; mais il l’enseigne très froidement. Il faut autre chose que la considération de l’ordre universel et des raisonnemens sur l’idée du bien pour inspirer à l’homme l’idée de sacrifice.

Non : on peut trouver dans l’Encyclopédie du naturalisme, du rationalisme et de l’humanité, et, par exemple, Diderot est naturaliste en ses écrits secrets jusqu’à l’abolition de toute morale, il est rationaliste dans ses écrits officiels, et il est homme sensible et de très bon cœur un peu partout et même dans ses actes. Mais ce n’est pas à dire qu’entre ces idées et sentimens, il y ait une généalogie et un parentage.

Le naturalisme a été l’esprit dominant à l’époque de la Renaissance, c’est à peu près vrai. L’idéalisme de la Réforme est venu après, comme suite si l’on veut, mais comme suite à titre de réaction et comme effet à titre de révolte furieuse. Le rationalisme est venu plus tard, comme un idéalisme mitigé, apaisé et tranquille, très contempteur encore du naturalisme et allié très naturel de l’idéalisme religieux. Et ensuite quelque chose a paru qui n’est pas très définissable. C’est la philosophie du XVIIIe siècle, qui est beaucoup plus une négation qu’une synthèse de tout ce qui la précède.