Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que les couronnes ont, depuis longtemps, abandonné. Parmi ce champ funèbre, s’élèvent, de place en place, les tombes riches, orgueilleuses, les monumens blancs, en pierre moderne, reluisans, bien éloignés de l’humilité des vieux temps. Et puis, ce sont les pauvres petites tombes d’enfant, où les couronnes blanches et les fleurs sont renouvelées sous le fragile abri de verre, depuis des années, par des mains qui se souviennent, toujours, quoique vieilles et tremblantes : « Notre cher enfant, notre deux enfant, notre chère espérance… » Il aurait quarante ans, aujourd’hui ; il serait un homme, il aurait des enfans à son tour. Qu’importe ; il est toujours le petit, la fleur trop tôt coupée, et le deuil de l’espérance survit dans le vieux cœur qui ne compte pas les années. La fraîcheur de la vallée monte peu à peu et mêle ce qu’elle a de pénétrant à l’odeur âcre des cyprès et des buis.

En somme, la ville continue là l’espèce de demi-sommeil qu’elle mène séculairement un peu plus haut. Les tombes sont comme des maisons étroites, qui racontent, en les prolongeant, les sentimens, les mœurs et même les goûts de ceux qui les habitent. Elles aussi ont un style, qui va, dans ce cimetière récent, du mesquin et de l’étriqué par lequel commence un siècle bourgeois au faste quelque peu étalé et vain de ce même siècle finissant.

Avant de rentrer en ville, j’ai voulu voir le soleil se coucher sur la vallée. J’ai suivi le chemin de ronde. Au bout du mamelon, j’ai passé au pied du quartier d’artillerie, à la fois vénérable et vivant par l’aspect monarchique de ses toits Louis XV mansardés, par l’éclat soudain des sonneries d’appel dans le soir tombant, et par la double ligne des canons et des caissons modernes rangés devant la vieille façade fleurie de pots à feu et de grenades. La caserne est entourée de l’immense étendue de l’esplanade blanche, sous le grand ciel lointain et nu. On sent ici que la ville est surtout militaire, un soldat, une sentinelle ayant son rôle assigné dans la vie commune et pour la défense générale de la nation. Comme l’esplanade est vaste ! Les petites maisons bourgeoises sont assises en ligne autour d’d’elle et prennent l’air, comme par tolérance, sur son grand espace vide.

Je débouche au dehors, par les ruines magistrales de la vieille porte, celle qui fut, dit-on, construite avant l’an mille,