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UNE VISITE À BANGKOK.

les prescriptions de Bouddha, surtout en ce qui concerne la chasteté.

On m’a conté cependant à ce sujet une fort curieuse histoire qui se serait passée il y a quelques années à la cour de Bangkok. On dirait d’un conte de Shéhérazade dans les Mille et une Nuits. Il s’agit d’une princesse du sang, tenant de très près, paraît-il, au trône siamois, et d’un jeune bonze d’une vingtaine de printemps. Tous les matins, à la porte du grand palais, la noble princesse, aussi belle que charitable, distribuait elle-même le riz aux bonzes qui venaient faire leur quête journalière. Sans le vouloir, sans le savoir, elle remarqua l’un d’entre eux : leurs yeux se rencontrèrent, et ce fut tout un roman, à la manière d’Alexandre Dumas père, avec escalades périlleuses, cordes de soie, déguisemens, que sais-je ? Le tout grâce à la complicité d’une suivante dévouée. Mais, dans l’enceinte du palais où se déroulait pareille intrigue, au milieu des princesses et des centaines de servantes composant la maison des nombreuses reines, le secret ne pouvait être gardé. Le roi l’apprit un jour, mais ne voulut pas y croire. Peu de temps après, la noble princesse s’alita, et les bonnes langues du palais ne manquèrent pas de revenir à la charge. Sa Majesté s’en moqua encore, se contentant d’envoyer à la malade son médecin extraordinaire, diplômé de l’Université d’Édimbourg. L’étiquette défendait d’approcher d’une personne royale à plus de quinze pas. Le docteur, ne pouvant se rendre compte plus exactement de l’état de la princesse, diagnostiqua une « hydropisie très prononcée. » À cette déclaration, les reines jalouses furent très déçues, mais n’en rirent que plus follement, quand le pavillon de la princesse retentit des vagissemens d’un nouveau-né.

Pendant ce temps, le roi était en villégiature, dans le golfe de Siam, et ce fut un de ses frères qui lui apporta, dans une corbeille, le témoignage indéniable de la culpabilité de sa sœur. La pauvre princesse n’avait pas manqué au roi, puisqu’elle n’était pas sa femme. Les sœurs cadettes seules peuvent être épousées. Elle était la victime des dures traditions de la Cour, qui imposent aux sœurs aînées du roi le célibat à perpétuité. On croirait peut-être qu’un souverain aussi éclairé que S. M. Chulalongkorn fit grâce à la pauvre femme. Il n’eut malheureusement pas ce courage contre les préjugés des siens. La princesse reçut de lui ces simples mots : « Tu sais ce qu’il te reste à faire. » C’était son