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ans déjà, M. Jaurès, que la seule raison suffisait à tous les hommes pour la conduite de la vie… vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l’Eglise et des dogmes… Vous avez ainsi concentré dans les revendications immédiates, dans les revendications sociales, tout le jeu de la pensée, toute l’ardeur du désir. C’est vous qui avez élevé la température révolutionnaire du prolétariat, et, si vous vous épouvantez aujourd’hui, c’est devant votre œuvre. »

il faut en effet rendre cette justice aux philosophes qui avaient voulu supprimer la foi religieuse et maintenir la vieille morale : quand de l’irréligion est sortie la morale nouvelle, ils ont eu le courage d’avoir peur. M. Pecaut, dès 1894, écrivait : « Ce sont, hélas ! d’autres voix, voix de sensualité, de haine, de sophismes, qui ont aujourd’hui le privilège de parvenir à des extrémités où jusqu’à présent nulle vie de l’esprit ne s’était manifestée : et c’est nous, hélas ! qui leur préparons des auditoires sans cesse renouvelés. » La conscience, à laquelle ils voulaient soumettre les autres, parla en eux, vainquit l’amour-propre, les amena à douter si leurs précautions contre les hypothèses religieuses n’étaient pas excessives ; même la grandeur du péril les entraîna à admettre, à appeler le secours des doctrines qu’ils voulaient détruire. M. Pécaut, contre le matérialisme envahissant, demandait une voix « d’un philosophe ou d’une moralité religieuse, » l’acceptait, qu’elle vint « de la libre pensée toute seule ou de la libre pensée associée aux traditions chrétiennes. » Et M. Buisson semblait reconnaître à la religion quelque force adjuvante[1].

Mais il manquait à ce retour la décision qui l’eut fait efficace. Assez attachés au bien pour le soutenir contre une ruine soudaine, même par des étais suspects à leur raison, ils restaient trop attachés à cette raison pour ne pas réserver à elle seule l’avenir. Ils voulaient bien que la religion combattît les conséquences dangereuses de leurs doctrines, mais sans remplacer ces doctrines. Dans la maison laïque, ils voulaient rouvrir accès à l’ancien maître par l’escalier de service, lui mesurer les heures, lui imposer leur langage. C’est pourquoi leurs concessions se restreignirent au point de disparaître dès qu’ils tentèrent de les

  1. Ces idées ont été plus récemment développées par M. Buisson dans quatre conférences faites en 1899 à l’Aula de l’Université de Genève et publiées sous ce titre : la Religion, la Morale et la Science, in-12. Fischbacher, 1900.