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de nos prosodies européennes ne saurait nous donner une idée), il n’y a point de sentiment qu’ils n’aient exprimé ; chacun d’eux les exprimant toujours à sa façon, chacun imprégnant son œuvre d’un parfum spécial. La première impression qu’on éprouve, en Usant les citations du livre de M. Giles, est une impression de surprise et de ravissement pareille à celle que produirait dans un musée une collection de beaux exemples de la porcelaine chinoise d’autrefois, savamment classée et choisie avec goût. On se dit que, pour cette race patiente, réfléchie, adroite, et la plus fidèle qui soit à ses traditions, la poésie a dû être un jeu de même espèce que la céramique, sans autre objet que de caresser les sens et de divertir un moment l’imagination : et, de même que dans leur céramique, par une suite de progrès du même ordre, on devine qu’ils sont parvenus, dans leur poésie, à un degré de perfection en quelque sorte matérielle où n’ont jamais atteint nos races d’Occident. Mais ce n’est là qu’une première impression. A mesure qu’on pénètre davantage dans l’intimité des poètes chinois, on s’aperçoit que, sous leur incomparable maîtrise d’artisans, c’est tout leur cœur d’hommes qu’ils ont mis dans leurs œuvres. Ils l’y ont mis plus discrètement, ils l’ont revêtu d’un voile plus orné et plus travaillé que ce n’est aujourd’hui l’usage parmi leurs confrères européens : mais on n’en perçoit pas moins ses battemens, à travers le voile, et un critique chinois a pu dire que, bien mieux que tous les portraits des sculpteurs et des peintres, les vers mêmes des grands poètes permettent de se représenter, toute vivante, la figure de ceux qui les ont écrits.

De tous les élémens qui concourent, depuis des siècles, à faire la beauté de notre poésie, je n’en vois pas un seul qui ne se retrouve dans quelques-uns des poèmes chinois que cite M. Giles. La joie de vivre et la peur de mourir, le doute, l’espérance, la douceur du souvenir et sa mélancolie, tout cela chante dans les vers de Li-Po, de Po-Chui, du vénérable Han-Yu ; et sans cesse y apparaît le reflet des plus nobles préoccupations religieuses ou philosophiques, de celles-là mêmes qui, aujourd’hui encore, inquiètent nos âmes le plus profondément.

Seuls, peut-être, l’amour ne tient pas, dans l’œuvre des poètes chinois, une place aussi grande que dans l’œuvre des poètes d’Europe. Et, chose curieuse, le vin y tient au contraire une place énorme. Aussi bien l’ivrognerie paraît-elle être considérée en Chine comme l’attribut nécessaire de tout vrai poète. Depuis le temps de Mencius et de Chuang-Tsu jusqu’à l’époque présente, je ne crois pas que les historiens de la littérature aient omis une seule fois d’indiquer, dans leurs