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biographies des poètes, le nombre de coupes que ceux-ci avaient coutume d’avaler en un jour. Le fameux Chang-Hsuan en avalait trois cents à la suite, et sans que l’équilibre de ses facultés en fut compromis. Son confrère Wang-Po ne pensait jamais d’avance aux vers qu’il allait écrire : il se préparait la quantité d’encre dont il avait besoin, puis s’enivrait, se couchait ; et, à son réveil, il trouvait son poème tout fait dans sa tête.

Ce Wang-Po s’est mérité le surnom de Brouillon-dans-le-Ventre, pour la façon dont il improvisait, après boire, des pièces où jamais ensuite il ne changeait un mot. D’autres poètes ont été appelés le Joyeux Ivrogne, ou le Dragon Ivre, ou encore le Lettré aux Cinq Bouteilles. Han-Yu lui-même, qui était un saint, aimait à se vanter de son ivrognerie. Et l’un des poèmes les plus populaires de toute la littérature chinoise est le voyage de Wang-Chu au Pays des Ivrognes, région enchantée où « les habitans sont de disposition éthérée, ne connaissant ni la haine, ni la colère, ni l’amour, » où ils « ignorent les bateaux, les chariots, les armes, et, jouissant de la beauté du ciel et des fleurs, se reposent doucement en compagnie des oiseaux. »

Mais au reste le vin, dans l’œuvre des poètes chinois, joue souvent le rôle que joue l’amour dans celle de nos poètes. C’est le vin qu’on prend volontiers pour symbole de la vie dans ce qu’elle a d’agréable. On le fait intervenir jusque dans les rêveries les plus mélancoliques, dans des descriptions de cimetières au clair de lune, dans d’inquiètes évocations de l’au-delà avec son mystère. « À quoi bon nous soucier d’une richesse, d’une gloire provisoires ? » s’écrient les poètes ; « à quoi bon nous efforcer de résoudre des problèmes insolubles ? » Et le refrain est toujours : « Buvons plutôt quelques coupes de vin ! » Ou bien encore la fantaisie des poètes s’amuse à de légères chansons, dont voici un exemple : « Qu’est-ce, après tout, que la vie, sinon un rêve ? — Et pourquoi s’en tracasser comme nous le faisons ? — Mieux vaut m’enivrer, en vérité, — et sommeiller tout le long du jour, la tête bien à l’ombre. — Quand ensuite je m’éveille et regarde la prairie, — j’entends au milieu des fleurs un oiseau qui chante. — Je lui demande : Est-ce le matin ou le soir ? — et l’oiseau, en réponse, me siffle : C’est le printemps ! — Et moi, émerveillé de la beauté qui m’entoure, — je vide un nouveau gobelet, — et je me sens en humeur de chanter jusqu’à ce que la lune vienne briller au ciel. — Et puis, bientôt, mon chant s’arrête, l’ivresse me reprend., et je ferme les yeux. »

Mais, à supposer même que les poètes chinois aient été vraiment des ivrognes autant qu’ils s’en vantent, — et M. Giles nous apprend,