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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/12

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universels, un dérèglement complet des mœurs, des fortunes, des goûts et des modes. Ce chaos grouillant offusque Bonaparte, choque son prodigieux instinct d’ordre et sa passion de rangement. Seulement, s’il essaie trop tôt de discipliner la cité, s’il brusque les Parisiens, ceux-ci peuvent se rebiffer. Il ne leur fera que très progressivement sentir l’autorité. Sans abuser, sans user même des pouvoirs arbitraires qu’il a hérités des gouvernemens antérieurs, il donne à Paris l’illusion de la liberté et ose à peine toucher à la licence.

Étrange et disparate, ce Paris des premiers mois consulaires, ce Paris de transition, où l’ancienne société s’essayait très timidement à revivre, à côté d’une société brusquement surgie, flambante, toute en dehors. Dans l’aspect matériel de la ville, ce n’est qu’incohérence, amalgame confus de laideurs et de beautés, germes poussant sur des débris. L’étranger qui arrive, le proscrit qui se hasarde à reparaître, hanté par les récits de la Terreur, croit trouver Paris tout en sang et tout en ruines : il croit voir de hideux stigmates, « des têtes, du sang, des massacres, des guillotines ; » s’il en parle, on lui répond : « Oh ! c’est vieux[1]. » S’il arrive par l’Ouest, les Champs-Elysées, plus animés qu’autrefois, quoique d’aspect encore forestier, le conduisent au plus bel aspect que possède une capitale. Le Directoire, qui avait mis les Anciens aux Tuileries et les Cinq-Cents au Palais-Bourbon, avait voulu que la place de la Concorde, la sanglante place de la Révolution, entourée désormais d’édifices et de jardins réparés, mit au-devant de Paris un imposant parvis : « Le pont, les Tuileries, les Champs-Elysées, les quais, le Palais-Bourbon forment un ensemble fort remarquable[2]. »

A gauche des Champs-Elysées, par-delà le faubourg Saint-Honoré et le Roule, une ville neuve pousse, ville claire et luxueuse : quartier de la Chaussée d’Antin, quartier du Rocher, quartiers montant vers les Porcherons et Montmartre : ville d’enrichis, de fournisseurs, de généraux qui ont fait leur main en Italie, d’artistes et de comédiennes. Tous ceux que la Révolution a mis en relief et en vedette aiment à s’y loger ; dans leurs jolis hôtels à fronton grec et à colonnade, dans le décor d’un mobilier qui commence à se raidir en formes antiques, parmi les acajous

  1. Archives de Chantilly. Lettre d’un agent royaliste, en date du premier jour complémentaire de l’an VII.
  2. Lettres de Charles de Constant, 25.