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Le vaillant corsaire mit le grappin sur l’Angleterre, comme il eût fait sur un grand vaisseau flottant à la dérive ; il se servit de sa prise pour des fins qu’il proclamait sans ambages ; il entendait servir du même coup, loyalement, l’équipage anglais qu’il associait à sa fortune et conduisait à de hautes destinées.

Il n’essaya point de tromper ceux qu’il menait, et nul d’entre eux ne s’y trompa. Son rival Gladstone le traitait d’ « étranger sans la moindre goutte de sang anglais dans les veines. » — L’historien Fronde a dit de lord Beaconsfield : « Il n’était Anglais que par adoption, et il ne s’identifia jamais avec le pays qu’il gouverna. Il était Juif, et son grand orgueil était de gouverner, bien qu’il fût Hébreu, une grande nation chrétienne. Sa carrière est le résultat de circonstances spéciales et d’un caractère spécial. Il est seul de son espèce dans l’histoire politique anglaise. » — Un autre biographe, M. De Haye, conclut de même : « Avec Disraeli, c’est l’idée juive qui arrivait au pouvoir, et, tant qu’il eut l’autorité, la race persécutée et honnie a pu dire qu’elle menait l’État (1 J’emprunte ces dernières citations au chapitre où M. Maurice Muret étudie lord Beaconsfield, dans son livre récent sur l’Esprit juif. J’en prends occasion pour signaler ce livre, où il m’a paru qu’un problème intéressant d’histoire était examiné avec le seul souci de rechercher la vérité. — Librairie académique Perrin, 1 vol. in-16, 1901. </ref>. »

Sidonia, et Disraeli qui le souffle, se calomnient, quand ils donnent leurs alliances avec la démocratie avancée comme une simple tactique, un sacrifice à leur politique de race. Il y a de cela dans leur manœuvre défensive ; mais il y a aussi le vieux sentiment démocratique d’Israël, combiné si souvent avec le plus orgueilleux individualisme. On a signalé mainte fois les ressemblances entre Benjamin Disraeli et Ferdinand Lassalle. Quand Dizzy n’était encore qu’un jeune dandy révolutionnaire, on avait surpris sur ses lèvres le cri fameux du dandy socialiste de Berlin : « Je serai premier ministre, ou quelque chose de plus ! » Si une catastrophe tragique n’eût pas arrêté Lassalle, il aurait sans doute évolué comme Beaconsfield et poussé aussi loin sa gageure : soulever élégamment le peuple, l’apaiser ensuite, le conduire avec ses anciens maîtres, et prendre rang parmi eux à la Chambre des Seigneurs. Mais, pour Disraeli, pour Lassalle et pour tant d’autres, ce recours au peuple n’est pas uniquement un pis aller, une spéculation de leur intelligence politique ; c’est aussi l’effet d’une antique habitude du cœur, le secret instinct de leur confraternité avec tous les opprimés. Instinct noble et