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tout ici rappelle le Mérimée des meilleurs jours. Je pourrais citer d’autres bijoux de même facture ; mais on ne les démonte pas, ils ne valent que par l’assemblage et par la ciselure du joaillier.

Kipling nous séduit ailleurs par son entrain endiablé. Il décrit les lieux et les choses, il portraiture les personnages avec un humour sarcastique ; néanmoins, et c’est le trait caractéristique de sa sensibilité littéraire, il laisse deviner un fond de rude tendresse pour ces hommes, pour ces choses qu’il raille. Pour la mer surtout. Une mer tout autre que celle de Loti ; moins harmonieuse, moins solennelle ; plus familière, tantôt bonne fille et tantôt méchante gueuse ; tout aussi vivante, aussi prenante, aussi aimée. Voyez, dans la Lumière qui s’éteint[1], la page où Dick Heldar se détourne brusquement de sa chère Maisie, sur la grève de Douvres, parce qu’il reconnaît les feux du Barralong, du paquebot qui passe au large et fait route en pleine mer, vers la Croix du Sud... « Moi, l’odeur seule de la mer m’agite et m’emporte... Venez avec moi, Maisie, je vous ferai découvrir un peu de son immensité. Je connais de petits paradis terrestres que je vous montrerai, si vous voulez. Ce sont des îles cachées sous l’équateur : on les aperçoit après des semaines de navigation sur des eaux que leur profondeur fait paraître noires comme le marbre des tombeaux. Tandis qu’on vogue vers elles, on assiste, de l’avant du navire, durant des jours et des jours, au lever du soleil, presque effrayé de voir l’Océan si désert. » — Et cette autre page, enfiévrée, superbe de coloris et de mouvement, où le peintre raconte sa traversée entre Lima et Auckland ; enfermé dans l’entrepont, avec deux pots de couleur empruntés aux calfats et une négresse cubaine, il peignait d’après elle des scènes apocalyptiques sur les panneaux ; « la mer battant la cloison, l’amour sans frein, la peur de la mort planant sur nous à chaque instant, ah ! Dieu, quel attrait ! »

Devenu aveugle, pauvre, destitué de tout secours humain, le peintre Dick Heldar s’embarque une dernière fois, seul, à tâtons ; et il trouve la vie encore bonne, parce qu’il est chez lui, sur un bateau, où ses mains reconnaissent chaque objet ; parce qu’il sent, à Port-Saïd, les odeurs de l’Afrique, et enfin, sur le haut Nil, l’odeur nostalgiquement cherchée du désert, du camp

  1. Traduction de Mme Charles Laurent.