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l’œuvre divine[1]. Comment un Romain pourra-t-il admettre qu’à côté de la vie active, et presque sur la même ligne, on autorise la vie contemplative ? Mais Sénèque va plus loin ; il applique ses principes à la rigueur et en tire toutes les conséquences. Cette grande cité qu’il imagine, « et qui contient les hommes et les dieux, » contient tous les hommes sans exception. Les étrangers et les ennemis (c’est la même chose pour les Romains) n’en sont pas exclus ; les esclaves aussi y sont compris. Nous avons des devoirs envers eux, parce qu’ils sont nos frères : l’homme, quel qu’il soit, « doit être sacré pour l’homme. »

Voilà des paroles qu’on n’avait pas encore entendues, et qui durent causer une prodigieuse surprise. Si on les appliquait à la lettre, toute la constitution du monde ancien en était ébranlée. Pour nous en tenir à Rome, il n’y avait rien de plus contraire que ces nouveautés à l’esprit même des institutions et au caractère d’une ville, qui, selon le mot de son poète, « vivait des mœurs antiques. » Pendant qu’on affectait d’y respecter les traditions et de les regarder comme sacrées, Sénèque semble en tenir fort peu de compte ; on trouve rarement chez lui ces éloges emphatiques de la vieille république, qui sont à la mode ailleurs. Il la juge froidement, et. s’il lui arrive d’en célébrer quelques héros, c’est à la condition d’en faire des philosophes comme lui, et de se glorifier en leur personne. Autour de lui. on a pour maxime de dire que tout était mieux autrefois et qu’on ne change que pour être plus mal ; lui, croit au progrès, il a confiance dans l’homme, il affirme que l’humanité va toujours en se perfectionnant, et, au lieu de se tourner pieusement du côté du passé, comme tout le monde, il regarde vers l’avenir.

On pense bien que cette philosophie audacieuse ne laissait personne indifférent. Par ce qu’elle avait de nouveau et de généreux, elle séduisait la jeunesse. On nous dit que les jeunes gens n’avaient plus dans les mains que les livres de Sénèque. Et cependant, c’est au moment même où il semble qu’elle avait le plus de chance de réussir, pendant la réaction qui suivit la mort de Néron, quand on venait de publier les Lettres à Lucilius et la Pharsale, deux chefs-d’œuvre qu’on devait dévorer, qu’elle rencontra l’adversaire qui lui fit la guerre la plus acharnée, et, je le crois bien, finit par en avoir raison. Assurément Quintilien paraît

  1. Haec qui contemplatur quid Deo praestaf ? ne tanta ejus opera sine teste sint. Tout ce que je viens de dire est tiré du traité De otio.