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badauds s’amasse devant le ci-devant hôtel de Montmorency, occupé par un carrossier ; dans la cour, quelque chose d’horrifiant et de magnifique s’exhibe, une voiture quasi royale, toute en glaces et dorures ; ce ne peut être que le véhicule destiné à ce Grand Électeur que Sieyès parle d’installer pompeusement à Versailles, le carrosse du Roi, et toutes les têtes se mettent à travailler. Au bout de quelques jours, les Parisiens connurent leur méprise ; la superbe voiture avait été commandée par un grand seigneur espagnol, le duc d’Ossuna, et devait passer les Pyrénées. Mais certains journaux avançaient que Sieyès voulait instituer son Grand Electeur à vie, sous réserve du droit d’absorption, et que Bonaparte repoussait cette innovation contraire à tous les principes d’un État démocratique. Pour ne pas aigrir le dissentiment entre les deux puissances, Rœderer démentit dans son journal la nouvelle, mais il en resta quelque chose, et ce fut Bonaparte qui passa pour le vrai républicain.

Bonaparte et Sieyès finirent pourtant par s’accorder, sentant l’impossibilité où ils étaient encore de se passer l’un de l’autre. Il n’y eut pas capitulation totale de Sieyès, ainsi qu’on la dit, mais transaction et partage d’attributions. Bonaparte obtint, sous le titre de Premier Consul, la plénitude du pouvoir exécutif, avec l’initiative des lois, qu’il exercerait par un conseil d’État ; deux autres consuls, Cambacérès et Lebrun, lui furent accolés, mais à titre de simples conseillers et sans que leur avis pût jamais l’obliger. En échange, Sieyès reçut mission, assisté nominalement de Roger-Ducos, de Cambacérès et de Lebrun, de nommer les premiers Conservateurs, et il présiderait ensuite le Sénat ; il fut entendu surtout que son influence s’exercerait prépondérante et à peu près absolue sur la composition du Tribunat, sur celle du Corps législatif, et qu’il élirait en fait ces deux Chambres[1]. Par une mutation singulière, le Grand Électeur, qu’il avait voulu placer d’abord dans l’ordre exécutif, passait dans l’ordre du législatif, et lui-même en ferait fonction ; après qu’il aurait été le générateur des assemblées, il se reposerait dans une inactivité bien rentée, tout en gardant l’espoir de rester lame invisible des corps qu’il aurait formés. A son aise, il pourrait y caser les survivans de la bourgeoisie conventionnelle et de l’école philosophique, les thermidoriens et fructidoriseurs

  1. Tous les témoignages conviennent qu’en effet Bonaparte se désintéressa des nominations.