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de Sieyès aboutissait à consacrer, à perpétuer, à légaliser le despotisme de l’oligarchie révolutionnaire.

Ce fut à propos du Grand Électeur qu’éclata le différend avec Bonaparte. De quelques mots, Bonaparte fit s’évanouir ce fantôme illustre. Il admettait tout, sauf qu’on le réduisît au rôle de chef d’État fainéant. L’exécutif très fort, concentré dans ses mains, indépendant, soustrait à la tutelle des assemblées, il ne concevait pas autre chose ; il n’accepterait la fonction suprême qu’à condition d’en posséder toutes les prérogatives en même temps qu’il en assumerait tous les devoirs. Sieyès, obstiné dans ses idées, s’entêtait, se fâchait, boudait, parlait de tout quitter et de se retirer à la campagne. Une rupture entre eux parut imminente ; les amis de l’un et de l’autre cherchaient en vain un terrain de conciliation et d’entente.

Ce dissentiment ne parvint aux oreilles de Paris qu’en échos affaiblis. Les gazettes publièrent d’abord le projet de constitution par bribes, par lambeaux ; ces indiscrétions suscitèrent plus de curiosité que d’intérêt réel et ne donnèrent lieu à aucune controverse. Le temps était loin où l’on se passionnait pour la forme à donner aux pouvoirs publics, à l’exercice de la souveraineté populaire, et la nation exténuée pensait moins à ses droits qu’à ses besoins. Parmi les journaux de Paris, il n’en fut qu’un seul, le Bien Informé, pour oser en quelques lignes protester éventuellement contre la confiscation de la prérogative populaire ; il se rétracta le surlendemain, épouvanté de sa propre hardiesse ou menacé. Pourtant les projets élaborés par Sieyès et sortis de son alambic déplurent en général ; ils parurent compliqués et peu pratiques ; le mot d’absorption, ce vocable introduit dans notre langue politique et répondant à une idée trop subtile pour être facilement saisie, donna matière à beaucoup de plaisanteries, car le Parisien rit volontiers de ce qu’il ne comprend pas. Puis, que serait ce Grand Électeur à placer au sommet de la pyramide gouvernementale, dans une immobilité hiératique, au milieu d’une auréole de faste et de magnificence ? Une manière de souverain constitutionnel, un précurseur de royauté, appelé à ramener parmi nous les apparences et les attitudes monarchiques. Les républicains ardens, soucieux surtout des formes, prirent de l’ombrage.

Un incident de rue, ou plutôt de boulevard, accrut leurs appréhensions. Un jour, sur le boulevard, voici que la foule des