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présens et la persistance de leur détresse, ces hommes de sang gaulois éprouvent une indicible joie à se sentir commandés, conduits, dirigés d’une main ferme vers de hautes destinées.

Refaire le moral d’un peuple, retremper en lui le ressort des grandes actions, rendre à ce peuple foi en soi-même et confiance aux hommes chargés de son sort, ce ne pouvait être l’œuvre d’un jour, après tant d’années d’un démoralisant spectacle. Sous le Directoire, Paris s’était habitué à mépriser son gouvernement ; ce temps avait paru le règne des fournisseurs et des concussionnaires, l’ère des pots-de-vin, des spéculations colossales et des basses filouteries ; l’âge de boue, succédant à l’âge de fer. Aujourd’hui, à revoir en place tant de membres du personnel directorial, le peuple restait parfois en méfiance et ne s’accoutumait pas à croire que les ressources de l’Etat fussent remises en mains pures.

Pour bien marquer la différence des temps en ce qui concernait l’exécutif, Bonaparte se résolut à une mesure d’éclat contre ces fournisseurs qu’il avait recherchés avant et après Brumaire. Le financier Ouvrard, type complet et supérieur de la race, était de ceux qui avaient passé pour disposer de tout sous Barras et gouverner le gouvernement. Il s’était fait concéder les fournitures de la marine, avait palpé des millions, et ne remplissait pas ses engagemens : dans son traité, dans la manière dont il l’exécutait, « tout accusait la dilapidation et l’infidélité[1]. » Par arrêté du 7 pluviôse, les consuls le décrétèrent d’accusation, ordonnèrent la saisie de ses papiers et la mise sous séquestre de ses biens. L’affaire ne devait point, d’ailleurs, aboutir judiciairement. Ouvrard n’alla même pas en prison et en fut quitte pour une surveillance à domicile, assez douce, tandis qu’une commission de conseillers d’Etat procédait sur son cas à une de ces enquêtes qui ne finissent jamais. Le commerce et la banque s’intéressaient en sa faveur, car la chute de sa maison eût perturbé entièrement le monde des affaires et pris les proportions d’un désastre financier. Puis, il avait pour lui tous les gens qui vivaient de sa royale opulence et mangeaient à sa table, la nuée des parasites et « la faction des dîneurs. » Bonaparte finirait même par lui confier, avant Marengo, un service de fournitures à l’armée d’Italie, mais le coup n’en avait pas moins porté sur

  1. Correspondance de Napoléon, VI, 4555.