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l’ordinaire de la vie, tant qu’on peut éviter les heurts et les secousses. Mais, pour s’appliquer, les règles morales aussi bien que les convenances sociales ont besoin que rien n’en vienne déranger le jeu délicat et le fragile mécanisme. Arrive l’épreuve ! Au premier choc, le vernis craque, l’échafaudage s’effondre, le masque se déchire, le fond reparaît indestructible et toujours pareil à lui-même. Et devoir parmi le décor de nos sociétés civilisées surgir tout à coup le sauvage que nous n’avons pas cessé d’être, voilà ce qu’il y a dans la vie de tragique ! Au centre même de ses meilleurs romans, Peints par eux-mêmes et l’Armature, M. Paul Hervieu a placé telle scène où éclate dans toute son horreur cette sauvagerie foncière de l’humanité. On peut dire que c’est le point vers lequel toute l’œuvre converge. Si d’ailleurs en nous présentant de nous-mêmes une image où il nous est affreusement pénible de nous reconnaître, l’auteur risque de nous faire souffrir, il s’en approuve et s’en réjouit. Ce sont jeux de moraliste pessimiste et satisfactions d’écrivain misanthrope.

En quittant la forme du roman pour celle du théâtre, M. Paul Hervieu a, dans ce nouvel emploi de son talent, trouvé surtout l’occasion de révéler ses dons de logicien. C’est à la manière des logiciens qu’il va droit devant lui, sans se laisser jamais distraire de son dessein. Occupé de suivre la série bien enchaînée de ses raisonnemens, il ne tient compte ni de cet imprévu qui, dans la vie, déjoue si souvent les combinaisons les mieux concertées, ni de ces raisons du cœur que la raison n’entend pas. Soucieux de développer un principe dans ses extrêmes conséquences et de pousser à bout une situation, il ne s’effraie pas d’aboutir même à l’absurde et il lui suffit que l’absurde soit admis dans les mathématiques. Logicien, il l’est dans la manière dont il établit les données du problème et dont il en prépare la solution. Dans les Tenailles, il s’agit de nous montrer, à la fin de la pièce la même situation qu’au début, mais retournée : au début, le mari refuse d’accorder à sa femme le divorce qu’elle souhaite ; à la fin, la femme refuse à son tour le divorce que souhaite son mari : successivement et de la même manière, ils ont à souffrir de la même loi. La Loi de l’Homme nous montre, au dernier acte, un mari et sa femme d’accord pour reprendre la vie en commun, après qu’ils ont été, au premier acte, d’accord pour se séparer. M. Hervieu dispose une pièce comme une équation dont il faut dégager l’inconnue. On songe à une opération d’algèbre qui serait en même temps une opération de chirurgie.

M. Hervieu s’était borné jusqu’ici à nous donner des pièces à