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d’Espagne. A plus forte raison en était-il ainsi au cours des voyages princiers. « L’accès auprès de la personne des Princes fut facile à tout le monde, dit quelque part le Mercure. Les gardes et huissiers, qui ne sont pas toujours traitables, le parurent en cette occasion, et il fut permis à mille âmes de se repaître à souhait du plus charmant des spectacles pour les yeux français que rien ne touche si sensiblement que la vue de leurs maistres[1]. » Faisons ici encore la part de l’hyperbole, mais, si les expressions peuvent paraître excessives, le sentiment qu’elles traduisent était véritable. La France d’alors aimait ses princes, les jeunes surtout, car le Roi lui inspirait peut-être plus d’admiration que d’amour. Elle ne demandait en particulier qu’à s’attacher passionnément au Duc de Bourgogne. Il fallut non seulement la mort déplorable de celui dont quelques années plus tard elle devait attendre avec impatience le règne, mais les désordres de la Régence et les fautes de Louis XV pour la détacher d’une famille dont la vie avait été si longtemps confondue avec la sienne. La France souffre encore des conséquences de ce divorce. Rien de ce qui tend à montrer qu’il n’était pas inévitable n’est indifférent à la compréhension de son histoire.

A Dijon, les deux frères se séparèrent. La méchante et souvent mal informée Mme Dunoyer affirme dans ses Lettres Galantes[2] que cette séparation n’aurait été que le dernier éclat d’une mésintelligence dont l’origine remonterait à un propos tenu par le Duc de Berry, la veille du départ : « Sçavez-vous, mon frère, aurait-il dit au Duc de Bourgogne, pourquoi le Roy nous fait accompagner le roi d’Espagne ? » — « C’est, répondit le Prince, pour nous procurer le plaisir d’être ensemble aussi longtemps que nous le pourrons et pour nous faire voir en même temps la France. » — « Non, ajouta le Duc de Berry, c’est pour faire voir aux Espagnols qu’on leur a donné celui de nous trois qui valoit le mieux. » Le Duc de Bourgogne aurait été piqué du propos, sans en rien témoigner cependant. Mais son ressentiment aurait éclaté au cours du voyage. Mécontent de ce que les plans des places fortes levés par le Duc de Berry avaient semblé au Roi meilleurs que les siens, il aurait fait malicieusement tomber de l’encre sur un dessin que celui-ci exécutait. Le Duc de Berry aurait riposté en jetant toute une bouteille d’encre sur un plan auquel travaillait le Duc

  1. Mercure de mai 1701, p. 218.
  2. Lettre XXII, t. I, p. 367.