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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/571

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ne paraîtront pas dans quelques années parfaitement inexplicables lorsque auront disparu nos idiosyncrasies passagères avec cet art et nos sentimens de réaction contre l’art habile, correct, photographique, impeccable, inutile et justement exécré de nos praticiens. On craindra, enfin, que les œuvres incomplètes de M. Rodin ne conservent pas dans l’avenir la place où on les a juchées et que, vantées par une littérature éphémère à l’égal de celles de Préault, elles tombent devant le goût permanent au même niveau où les œuvres de Préault sont tombées.

Mais, quand tout cela serait entendu, il n’en reste pas moins que le Victor Hugo témoigne, par toute son attitude et son geste à la fois puissant et contenu, d’une grande intention d’artiste. Les marbres de M. Rodin sont un peu comme ces montagnes où les guides vous avertissent qu’on peut démêler la ressemblance d’une figure humaine. Mais cela même est une vertu. A peine détaché de sa gangue de pierre, apparu comme une émanation du rocher, comme une force même de la nature, il est vraiment monumental. C’est une impression que les statuaires contemporains nous donnent si rarement, qu’il faut bien passer sur quelques surprises, quand il nous arrive de la ressentir. Un des bras, en se repliant et en se contractant vers le front, ramasse toutes les énergies musculaires vers le centre où l’on imagine que siège la pensée, et c’est le geste du contemplateur. L’autre, tendu comme pour montrer, ou pour affirmer ou pour imposer silence, se développant en longueur avec tout le reste du corps, semble indiquer une volonté agissante, et c’est le geste du tribun. Quiconque a des yeux, sans rien connaître de Victor Hugo, de sa vie, ni de son œuvre, sentira confusément, qu’il se trouve en présence d’un homme méditatif et impérieux ; — et c’est bien assez pour une œuvre de plastique.

De plus, autant qu’il est monumental, ce marbre est vivant. Il offre des effets picturaux d’ombre et de lumière très prononcés. « On ne comprend pas assez souvent, écrivait Ruskin en 1849, que sculpter n’est pas simplement tailler la forme d’une chose dans la pierre, mais que c’est y tailler l’effet de cette chose. Très souvent, la vraie forme, mise en marbre, ne ressemblerait plus du tout à ce qu’elle est en réalité. Le sculpteur doit peindre avec son ciseau. La moitié de ses touches doivent servir non à réaliser la forme, mais à la mettre dans le marbre en puissance. Ce sont des touches de lumière et d’ombre. Elles font saillir une